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“Les attributs de la réussite ont changé”

Le monde de l’entreprise est en proie à d’importants changements. Kevin Bouchareb, expert Future of Work, guest speaker du Gala Golden-i, le 16 mai prochain, évoque le constat de la faillite du salariat tel qu’il est encore largement mis en œuvre dans les organisations. Le code a changé. Il faut repenser le modèle.

April 30, 2024

Depuis le Covid, le cadre du travail a été considérablement bouleversé. Quel regard portez-vous sur les changements auxquels doivent faire face les organisations ?

Si on a tendance à rapporter ces bouleversements au Covid, celui-ci n’a agit que comme catalyseur de tendances qui s’expriment depuis bien plus longtemps. Depuis 2008, on constate une augmentation exponentielle du nombre de créations d’auto-entreprises. C’est une donnée importante, révélatrice d’un rapport au travail qui a changé, d’un désir croissant d’indépendance et, surtout, d’une défaite du salariat. On n’insiste d’ailleurs pas assez sur ce dernier. Beaucoup de dirigeants s’arrêtent à l’idée que les collaborateurs souhaitent être libres, sans remettre en question le modèle dominant.

Que voulez-vous dire ?

Si une partie des travailleurs nourrissent effectivement des ambitions entrepreneuriales, beaucoup renoncent au salariat après avoir pris conscience que le modèle participe à une forme d’abrutissement, de prison, qu’il entretient la médiocratie. Ce sont des choses qui sont aujourd’hui très bien documentées en sociologie des organisations. En quittant le salariat, les travailleurs souhaitent avant tout donner plus de sens à leur vie professionnelle, exploiter leurs compétences et leur intelligence dans un autre cadre qui les reconnaît davantage. Le Covid a contribué à massifier certains usages et à mettre en évidence certaines absurdités liées au monde du travail.

Les organisations, dès lors, doivent tenir compte de ces nouvelles aspirations. Quelles sont-elles précisément ?

Parmi elles, il y a un désir d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, une recherche de sens à travers le travail, mais aussi une volonté de performance, un souhait de meilleure prise en compte des situations personnelles. Les grandes organisations, en effet, rencontrent souvent des difficultés à tenir compte des spécificités individuelles des collaborateurs, souvent par souci d’égalitarisme.

Le Covid, cependant, nous a fait prendre conscience qu’il ne fallait pas forcément être présent au bureau pour bien faire son travail. Si je peux faire mon boulot tranquillement auprès de mes proches, sans avoir à subir un temps de trajet que l’on considère tous comme très inutile, sans être perturbé par les jérémiades de mes collègues qui viennent régulièrement m’interrompre, quelles sont les bonnes raisons de m’obliger à revenir au bureau en permanence ? Alors, évidemment, il faut nuancer ce propos. Nous avons tous eu des différences de perception par rapport à notre condition, par rapport à la manière qu’on a eue de vivre le confinement, par rapport à tout un tas de choses.

La généralisation du télétravail a tout de même soulevé, et soulève encore, d’importants défis organisationnels ?

Cette transformation dépasse le recours au télétravail en tant que modalité d’organisation. Ce qui prime, c’est bien l’idée que l’on peut équilibrer la vie privée et la vie professionnelle. Que le travail asynchrone, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on n’est pas obligé de répondre à une unité de temps pour exercer son travail, peut apporter énormément à l’individu. On sait qu’il est aujourd’hui possible d’adapter les conditions de travail par rapport à ses besoins personnels. Certains sont plus efficaces le matin, d’autres le soir. Les contraintes des uns, qui doivent s’occuper d’un enfant le matin ou veiller sur un parent malade le soir, ne sont pas celles des autres. C’est la prise de conscience de ces possibilités, que la flexibilisation du cadre ne nuisait pas à la performance, qui a conduit au phénomène de grande démission en 2021.

Trois ans après, qu’est-ce qui a fondamentalement changé ?

Pour répondre à cette question, il faut prendre en considération l’évolution des rapports de force. En 2021, les entreprises sont encore dans un état de sidération totale par rapport à ces nouvelles manières de faire. D’autre part, elles considèrent des signaux macroéconomiques annonciateurs d’une croissance importante impliquant des besoins importants en main-d’œuvre.

“Il n’est pas nécessaire de travailler tous ensemble, au même endroit, au même moment, pour générer de la valeur collectivement”

Le marché de l’emploi s’est retrouvé favorable aux employés et non aux employeurs. Dans ces conditions, il était plutôt facile de démissionner et plutôt facile de retrouver un travail après. Pour se montrer attractifs, les employeurs ont été obligés, à marche forcée, de lâcher du lest sur le télétravail, sur la flexibilisation des conditions de travail de manière générale, sur la qualité de vie au travail, sur le salaire. Après 2021, en 2022 et surtout en 2023, la conjoncture a radicalement évolué. La croissance qu’on espérait n’a pas été si forte que ça. Des événements géopolitiques malheureux, dramatiques même, ont généré une forte incertitude. Ce marché, qui était si favorable aux employés, s’est rééquilibré.

Les entreprises ont-elles changé leur fusil d’épaule ?

Certains patrons, pas tous heureusement, ont à nouveau bombé le torse. A travers un discours ragaillardi, ils affirment qu’il faut ramener tout le monde au bureau, que le télétravail est une ignominie, qu’il est urgent de cesser de prendre les pleurs des salariés pour argent comptant. Personnellement, je leur dis qu’ils se trompent. D’une part, parce que les prévisions macroéconomiques à l’horizon 2025, même les plus pessimistes, évoquent un retour de la croissance. On devrait se retrouver dans une situation similaire à 2021. D’autre part, à cette période, interviendra la mise à la retraire de la dernière génération de “boomers”, qui sont très nombreux sur le marché de l’emploi. Le marché sera donc à nouveau très favorable aux employés.

L’enjeu n’est-il toutefois pas d’aboutir à une forme d’organisation pérenne, qui résiste aux aléas conjoncturels ?

Vous avez raison. On ne devrait pas piloter une politique RH au rythme des conjonctures. Et pour cela, il faut développer une vision, qui tient compte des aspirations de chacun, mais aussi des contraintes de l’organisation. Malheureusement, peu de dirigeants s’inscrivent dans cette dynamique, et restent dépendant des évolutions du marché, parce qu’ils n’aiment pas lâcher du lest, faire confiance par principe.

Comment faire évoluer le cadre du travail ? Quelles sont les clés pour arriver à un modèle pérenne ?

La première des choses à faire, c’est d’établir un manifeste RH. Cela prend la forme d’un corpus de pratiques RH et organisationnelles qui soit le reflet d’une vision d’entreprise, collective, de ce que l’on veut accomplir ensemble. C’est un travail à faire, qui implique d’engager l’ensemble des parties prenantes internes et externes de l’entreprise. Il s’agit de déterminer précisément comment on a envie de piloter, pas seulement les indicateurs financiers de l’entreprise, mais surtout les relations sociales, et de définir comment on souhaite travailler ensemble.

À travers ce manifeste, il faut se saisir de tous les sujets : la flexibilisation, la personnalisation de l’expérience employé, la rémunération, les bénéfices et les avantages, le sens au travail, le rapport à la marque employeur et au management, etc. Considérant l’ensemble de ces attributs, il faut fixer des lignes rouges, des éléments auxquels on ne dérogera pas parce qu’ils relèvent de notre identité, et puis des lignes vertes, qui correspondent à l’espace de liberté de chacun.

Revenons, si vous le voulez bien, sur cette faillite du salariat. Comment l’expliquer ?

J’enseigne à la Sorbonne depuis une dizaine d’années et depuis un an comme Professeur associé. Je suis en permanence au contact des jeunes. Ce que je constate, c’est que les attributs de la réussite ont changé. Dans les années 80-90, l’expression consacrée était « faire carrière ». Caricaturalement, il s’agissait de poser ses fesses dans la plus grande entreprise et d’attendre d’être promu, cela indépendamment de son talent. C’est principalement la fidélité qui était récompensée. Le statut social était directement associé à ce modèle. Aujourd’hui, on voit bien que les attributs de la réussite au sein de la société sont beaucoup plus liés à l’indépendance. La figure la plus forte, c’est celle de l’entrepreneur. Pour beaucoup de nos dirigeants, celui qu’il fait soutenir et récompenser, c’est le start-uppeur, celui qui crée de la croissance.

Face à cette tendance à l’indépendance, la dimension collective ne demeure-t-elle pas importante ? Ne va-t-on pas plus loin quand on est ensemble ?

Il faut cesser de penser que le renforcement de la liberté et l’indépendance ne permet pas de générer de la valeur collectivement, que cela participe forcément au délitement de l’entreprise. La bonne gestion de l’entreprise, d’autre part, ne passe pas par le contrôle absolu des individus, par le pouvoir que l’on exerce sur eux. Vous avez raison, dans cette ère, le projet collectif n’a jamais été aussi essentiel. Une entreprise n’est plus un projet strictement économique. Il intègre désormais un ensemble d’externalités, sociales et sociétales. Pour un constructeur automobile, il ne s’agit plus aujourd’hui de produire des bagnoles, mais de créer les plus performantes ou les plus écologiquement responsables, dans un contexte de concurrence forte. Toutefois, il n’est pas nécessaire de travailler de manière synchrone, systémique et permanente, tous ensemble au même endroit, pour contribuer aux objectifs que l’on poursuit ensemble.

Comment cette transformation de l’organisation peut- elle s’opérer concrètement ?

Dans la mise en place d’un modèle de télétravail, il faut se demander comment faire en sorte de ne pas sacrifier le collectif sur l’autel du choix individuel. Il faut s’interroger sur les  “modalités du télétravail”. Comment donner aux salariés les moyens leur permettant d’exploiter pleinement leur potentiel? Tout employeur devrait être obsédé par cette seule question. Si un salarié souhaite être chez lui, qu’il me dit que c’est dans cet environnement qu’il est le meilleur, quels arguments valables ai-je pour l’obliger à venir au bureau ?

Encore faut-il que cette amélioration de la performance dans le cadre du télétravail se vérifie ?

Evidemment. Il faut aussi confronter cela à l’épreuve des faits. Lorsqu’on le fait, on constate que cette liberté accordée aux collaborateurs a plutôt tendance à augmenter la productivité individuelle. La productivité collective, selon les équipes, leur capacité à bien communiquer, à partager les informations, à collaborer à distance, s’avère soit légèrement plus élevée, soit légèrement plus basse. L’impact n’est pas significatif. Par contre, au niveau de l’engagement, de la compréhension des externalités de l’entreprise, de la capacité des équipes à aller chercher des réponses à des questions qui ne sont pas encore posées ou encore à anticiper… la performance se révèle beaucoup plus faible. On constate aussi, généralement, qu’il y a parfois un manque d’empathie dans la manière d’appréhender le travail, ses relations.

Autrement dit, il n’y a pas que la performance qui compte. D’autres critères doivent être pris en considération. Comment résoudre cette nouvelle équation ?

La réponse ne réside pas dans la mise en place de modèles imbéciles, comme l’on fait 60% des entreprises françaises, qui consistent à limiter le nombre de jours de télétravail et à interdire que ceux-ci puissent être pris les mercredis, parce qu’il faut garder les enfants, ou les lundis ou vendredi, dans l’optique d’un long week-end. À la logique dominée par le “quand télétravailler”, il faut privilégier celle du “pourquoi télétravailler”. On peut alors, par exemple, envisager le télétravail en tenant compte des activités à mener.

Comment cela se traduit-il ?

À l’échelle d’une organisation, certaines activités souffrent de la distance : l’accueil des nouveaux arrivants, la formation, les ateliers d’alignement… Certaines réunions, autour des enjeux de création par exemple, fonctionnent mieux lorsque les personnes sont dans la même pièce, où elles peuvent argumenter, contre-argumenter, se fritter. Tout cela marche mal ou moins bien à distance. Pour toutes ces activités, le nouveau modèle requiert la présence de l’ensemble des équipes au bureau. Pour les autres, on peut laisser la liberté aux collaborateurs de venir ou non, afin de répondre aux besoins de personnalisation et de flexibilisation de l’organisation du travail exprimés par les collaborateurs. Quand vous quantifiez cela, on constate qu’à peu près 25 à 30% des activités, en moyenne, souffrent objectivement de la distance.

” Les Dirigeants doivent lâcher énormément de lest sur la question du contrôle.”

Une telle organisation implique aussi que le management adopte un autre état d’esprit ?

Cela suppose en effet de comprendre que l’on est vraiment entré dans une autre époque. Ça demande de renoncer au paternalisme ou au néo- paternalisme, typique de beaucoup d’entreprises. Les représentants de la génération Z refusent l’idée qu’un tiers, que ce soit un patron, un président de la République, un parent, puisse interférer dans la manière dont ils entendent conduire leur vie. Pour le dirigeant, cela suppose de lâcher énormément de lest sur la question du contrôle.

Aujourd’hui, on parle aussi beaucoup de l’intelligence artificielle comme une technologie appelée à considérablement bousculer les cadres. Quel regard portez-vous sur cette “révolution” ?

J’aime bien le fait que vous preniez soin de mettre ce terme révolution entre guillemets. Le fait est que la technologie appelée intelligence artificielle ne date pas d’hier. Elle est déjà très présente autour de nous, embarquée dans nos smartphones, nos applications du quotidien, nos GPS, nos applications bureautiques, et cela depuis une dizaine d’années. L’industrie du jeu vidéo l’utilise depuis bien plus longtemps. Par contre, ce qui est nouveau et qui doit nous nous alerter, nous interroger, tient à la possibilité désormais offerte au grand public de recourir directement à l’intelligence artificielle générative. Il y a là autant d’opportunités que de menaces.

L’IA Générative “grand public” appliquée au monde professionnel est en train d’avoir et va avoir dans les années qui viennent des impacts conséquents surl’expérience travail. La bonne focale, pour essayer d’évaluer ces transformations, ne doit toutefois pas être le métier, mais encore une fois l’activité.

Que voulez-vous dire ?

Face à ces transformations, en tant que RH, la première question qu’on nous pose c’est : est-ce que l’IA va me faire perdre mon boulot ? Actuellement, c’est très difficile à dire. On ne peut pas répondre à cette question dans la mesure où l’IA générative ne remplacera jamais la totalité d’un métier tel qu’il est mené actuellement. Par contre, si on découpe le travail en tâches ou en workflows, on peut commencer à identifier ceux qui pourront être effectués par l’IA et les gains que cela permettra de générer. À partir de là, on peut l’appréhender de manière plus concrète et plus facilement envisager le changement. Ces outils, dans beaucoup de cas, vont supporter les collaborateurs au quotidien. Ils vont d’autre part engendrer de nouveaux besoins, parce qu’il faudra les piloter, les contrôler, les « prompter », gérer la qualité de la donnée à la source…

L’IA n’est pas la technologie autonome capable de nous remplacer. Cependant, si l’on considère la somme des activités pour laquelle l’humain peut être substitué par l’IA, des emplois pourraient disparaître…

Exactement, la somme des emplois nécessaires, à volume de travail égal, va diminuer, parce que l’on va gagner en productivité, en compétence. L’humain devrait pouvoir se focaliser sur d’autres tâches, à travers lesquelles ses compétences cognitives seront davantage valorisées. Mais cela va encore prendre du temps. Nous commençons seulement à cerner les capacités de la technologie et les possibilités de l’intégrer au cœur des organisations. Si son potentiel est important, son déploiement en entreprise exige un accompagnement du changement, de se doter des cadres appropriés.

Si l’IA nous libère des tâches abrutissantes, comment mettre à profit le temps gagné ? Comment, au départ de l’humain, de l’intelligence collective, l’entreprise peut-elle créer davantage de valeur ?

C’est sans doute la bonne question à se poser. À cet égard, cependant, je suis très pessimiste.

Pourquoi ?

Jusqu’à présent, les ruptures technologiques n’ont pas permis d’élever l’humain, de valoriser son intelligence, au contraire. On l’a souvent vu s’abrutir davantage. Au-delà du discours des vendeurs de solutions, qui nous disent aussi que cela va permettre de soulager l’humain, il y a souvent des financiers qui cherchent à minimiser l’exploitation des ressources. C’était déjà le cas avec l’automatisation. Dans un premier temps, on nous dit que cela va libérer du temps, pour plus de créativité. Au final, les gens passent leur temps à faire du reporting. Cela dit, cela reste un choix. Il appartient à l’entreprise, dans une démarche de responsabilité sociale et sociétale, de mettre la technologie au service de l’épanouissement des collaborateurs ou de la société. Au départ d’une compréhension commune de ce qu’on veut faire, la technologie peut permettre de libérer le travail, de le rendre plus intelligent, plus créatif et plus producteur de valeur.

“La génération Z refuse l’idée qu’un tiers, que ce soit un patron, un Président de la République, un parent, puisse interférer dans la manière dont elle entend mener sa vie”

Fort d’un parcours dans le conseil, Kevin Bouchareb s’est spécialisé dans la transformation RH et la conduite du changement. Au fil de ces trois dernières années, en tant que directeur du Future Of Work et de la stratégie RH d’Ubisoft France, il a accompagné la transformation d’un des leaders du jeux vidéo, à travers l’adaptation du cadre de travail, pour lui permettre de mieux anticiper et répondre aux aspirations des travailleurs. Kevin est également Professeur associé à la Sorbonne, où il aborde ces questions face aux futurs managers.

 

Retrouvez Kevin Bouchareb lors de la conférence de la 17ème édition du gala Golden-i qui se tiendra le 16 mai prochain chez PwC Luxembourg.

www.golden-i.lu

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