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La bonne inspiration de Yvan Bourgnon

Skipper aux nombreuses victoires professionnelles – dont une Transat Jacques-Vabre remportée en 1997 avec son frère Laurent –, Yvan Bourgnon est aussi un navigateur assoiffé d’aventure, qui a notamment fait un tour du monde en catamaran de sport non-habitable et traversé le passage du Nord-Ouest sur le même type d’embarcation. En 2016, il a fondé l’association The SeaCleaners, dont l’objectif est de nettoyer les océans du plastique qui s’y accumule année après année. En partenariat avec de nombreux scientifiques et entreprises, il développe aujourd’hui le Manta, un navire-usine fonctionnant avec une combinaison d’énergies renouvelables et capable de traiter entre 5.000 et 10.000 tonnes de plastique par an. Il nous présente son combat et son envie de transmettre les valeurs qui l’animent.

June 28, 2023

Votre vie a été marquée par l’appel de la mer. D’où vient cette passion quand on est né, comme vous, en Suisse ?

Je suis effectivement né en Suisse, mais j’ai été conçu sur un bateau. À la fin des années 60, mes parents, qui avaient lu les œuvres du marin Bernard Moitessier, ont décidé de vivre autrement. Ils ont effectué un stage de navigation en Bretagne, puis ils sont partis avec mon frère, qui était déjà né, pour un tour du monde en voilier. Ma mère est tombée enceinte et mes parents sont rentrés au pays pour l’accouchement. Ils ne voulaient pas continuer leur tour du monde avec un nourrisson, mais ils souhaitaient tout de même se rapprocher de la mer. C’est ainsi qu’ils se sont installés en Bretagne, où ils ont repris un café. À l’âge de huit ans, nous sommes repartis pour un tour du monde, qui a duré quatre ans. La mer, c’est donc vraiment mon élément.

 

Vous avez ensuite connu une riche carrière de navigateur sportif, remportant notamment la Transat Jacques-Vabre avec votre frère. Aujourd’hui, vous naviguez avec votre fils. En quoi est-ce différent de participer à ce type d’épreuve avec quelqu’un de sa propre famille ?

C’est un réel accomplissement que d’arriver à naviguer à un tel niveau avec son frère. Cela demande une parfaite synchronisation, surtout sur les courses en double. A l’époque où nous avons remporté la Transat, nous étions tous les deux à fond dans notre sport. Les planètes se sont alignées et nous sommes parvenus à engranger cette victoire qui reste l’un de mes plus beaux souvenirs. Aujourd’hui, j’ai plus de 50 ans et, même si je continue à participer à quelques épreuves, je suis maintenant plus dans la transmission et le partage, notamment avec l’un de mes fils, qui s’intéresse beaucoup à la navigation sans que je ne l’ai pourtant poussé dans cette direction. Il a beaucoup appris à mes côtés, et va maintenant prendre son envol en participant à sa première Mini Transat. J’aime transmettre, même si je ne suis sans doute pas le plus patient des skippers lorsqu’il s’agit de former des jeunes… Mais partager un certain nombre de valeurs qui m’animent est une démarche passionnante, à laquelle je me livre à travers différentes activités et à travers laquelle je reçois des retours très motivants.

« J’aime transmettre, même si je ne suis sans doute pas le plus patient de skippers lorsqu’il s’agit de former des jeunes. »

 

En 2016, vous fondez The SeaCleaners, dont l’objectif est de nettoyer les océans du plastique qu’il contient. Pourquoi avoir choisi ce combat parmi tous ceux auxquels on peut aujourd’hui se livrer quand on cherche à défendre la planète ?

Il y a deux grands fléaux qui affligent aujourd’hui les océans : la surpêche d’une part, et la pollution plastique d’autre part. J’ai personnellement navigué dans des mers de plastique, en Indonésie et au Sri Lanka, en 2014. Cette expérience, conjuguée à mon sentiment qu’on faisait sans doute moins de choses pour la collecte des déchets dans les océans que pour la surpêche, m’a poussé à choisir cette cause. Le dernier facteur qui m’a décidé est la COP22 qui a eu lieu à Marrakech. L’océan a à peine été pris en considération dans les débats à l’époque. Pourtant il s’agit du deuxième poumon de la planète, avec la forêt. Il joue un rôle considérable dans la captation du carbone et, donc, dans la lutte contre le réchauffement climatique. Je me suis donc rendu compte que si on voulait que les choses bougent, il fallait que les ONG prennent les devants, parce que le politique allait mettre trop de temps pour réagir…

Votre association donne des chiffres étourdissants sur la pollution plastique dans les océans – 17 tonnes de plastique y sont, par exemple, déversées chaque minute. Comment lutter contre un phénomène d’une telle ampleur ?

De nombreuses associations estiment qu’il est trop coûteux et inefficace de construire des bateaux pour collecter ces déchets plastiques et qu’il est préférable de se concentrer sur la sensibilisation. Mais ce n’est pas notre avis. La sensibilisation est certes indispensable pour éviter que plus de déchets se retrouvent en mer, et notre association y consacre d’ailleurs une partie de son activité, mais il faut aussi ôter de l’océan tout ce que nous y avons mis et qui va encore y aboutir durant les prochaines décennies. Il faut évidemment le faire de façon intelligente. Avec nos projets – Manta et Mobula –, nous développons des bateaux qui ciblent les déchets dans les estuaires des grands fleuves, à proximité des côtes, avant qu’ils ne se décomposent en microplastiques très difficiles à récupérer.

« Il faut ôter de l’océan tout ce que nous y avons mis et qui va encore y aboutir durant les prochaines décennies. »

 

Les bateaux que vous développez – le Manta en particulier – sont des concentrés de technologie. Pouvez-vous nous en dire plus à leur sujet ?

Nous avons commencé par mettre au point les bateaux Mobula, qui sont destinés à être embarqués sur le Manta pour traiter les zones peu profondes, les mangroves, les rivières. Un premier bateau est déjà actif à Bali, où nous collaborons avec des entités locales pour exploiter cet outil de dépollution. Mais notre projet-phare est effectivement le Manta. Au départ, il devait simplement s’agir d’un bateau qui collecte les déchets et les ramène sur la terre ferme pour qu’ils soient traités. Mais d’année en année, nous nous sommes rendu compte qu’il était possible de faire mieux. En effet, si on ramène les déchets collectés en mer au Bangladesh, par exemple, il est probable qu’ils ne soient pas (bien) traités. Il nous a donc semblé plus intéressant de travailler à un système de traitement des déchets embarqué. Le Manta est donc devenu un bateau-usine, qui collecte les déchets, fait le tri entre ce qui est plastique et ne l’est pas, conserve les éléments recyclables, et traite le plastique par pyrolyse miniaturisée. Ce procédé émet peu de CO2 et permet un traitement à 90 % des déchets plastique. L’énergie générée dans le processus est de plus récupérée pour faire fonctionner le bateau, en combinaison avec des turbines marines et éoliennes et des panneaux photovoltaïques.

Au-delà de la collecte de déchets, le Manta a également d’autres fonctions…

Oui, il doit aussi être un messager, faire connaître notre combat. Lorsqu’il sera opérationnel, en 2025, il est ainsi prévu de lui faire faire des escales dans ses zones d’action – principalement les régions les plus polluées du monde que sont l’Asie du Sud-Est et l’Afrique –, afin d’expliquer notre travail. Nous voulons attirer l’attention des décideurs et des ONG pour leur donner envie de travailler avec nous ou de lancer leurs propres programmes de nettoyage. Enfin, notre bateau est aussi un laboratoire qui accueillera des scientifiques. Nous connaissons en effet mal les dégâts occasionnés par la pollution plastique, la façon dont elle évolue et impacte la santé animale et humaine. En permettant aux scientifiques de nous rejoindre, on évite de devoir construire de nouveaux bateaux pour effectuer ces recherches, et on peut potentiellement gagner énormément de connaissances qui nous permettront d’avancer sur le sujet. Ces connaissances seront partagées au plus grande nombre car, contrairement à d’autres ONG, nous travaillons en open source. Cela vaut aussi pour les bateaux que nous développons : nous sommes prêts à partager nos plans avec les Chinois si cela les décide à construire des bateaux Manta en série…

« Nous sommes prêts à partager nos plans avec les chinois si cela les décide à construire des mantas en série… »

 

Développer un tel bateau est un défi d’ingénierie qui représente sans doute un sacré coût. Où trouvez-vous les financements ?

C’est le nœud du problème ! Nous ne pouvons pas compter sur les États pour obtenir de l’argent et nous nous en remettons donc entièrement à la générosité des particuliers et au mécénat d’entreprise. Nous avons déjà pu réaliser l’étude qui atteste de la viabilité du projet Manta et débuté la construction de ce navire ainsi que de trois bateaux Mobula. Mais nous avons encore besoin de fonds. Pourtant, il ne faudrait pas des fortunes pour arriver à un résultat probant. 20 Mantas dans les 20 fleuves les plus pollués du monde, combinés à 2.000 Mobulas, nous permettraient de collecter 80 % de la pollution plastique au sein des océans. Le tout coûterait 1 milliard d’euros, ce qui n’est même pas autant que ce qui a été consacré à l’achat de tests Covid en France pendant la pandémie. Je suis souvent surpris d’entendre les gens s’interroger sur l’utilité de bateaux réputés très coûteux comme le Manta, alors qu’il y a urgence à agir. Je ne pense pas que quiconque, en France, se pose la même question pour les milliers de camions-poubelles – à 250.000 euros l’unité – qui sont actifs dans le pays.

 

Les entreprises sont-elles de plus en plus séduites par des propositions comme celles de The SeaCleaners ? Investissent-elles en masse ou s’agit-il le plus souvent de participations mineures qui servent une forme de greenwashing ?

Je constate que les entreprises continuent encore souvent à penser d’abord à elles-mêmes avant de chercher à agir pour faire changer les choses. Avec le Covid et plus encore la guerre en Ukraine, le mécénat est passé au dernier plan des priorités des entreprises. Cela rend les choses très difficiles pour les associations comme la nôtre. Or, même si je suis bien conscient des difficultés que rencontrent certaines structures, je suis outré de ce que me proposent certaines grandes entreprises. J’ai par exemple rencontré dernièrement des responsables d’une grande entreprise française, qui m’ont proposé une participation de 60.000 euros par an. Beaucoup de grands groupes se contentent de donner 10, 20 ou 30.000 euros, quand leurs bénéfices se chiffrent en millions – voire plus. En France, le mécénat pour la protection de l’environnement ne s’élève qu’à 220 millions d’euros par an. Quand on connaît l’urgence de la situation, cette somme est risible. Cela devrait être 220 milliards par an, d’autant que ces dons sont défiscalisés à 60 % en France. Selon moi, les Européens ont une responsabilité énorme dans la production de déchets dans le monde et doivent donc agir pour les traiter. La fabrication d’un ordinateur comme celui que nous avons tous à la maison entraîne par exemple la production d’1,5 tonne de déchets. Il nous revient de participer à leur élimination.

« En France, le mécénat pour la protection de l’environnement ne s’élève qu’à 220 millions d’euros par an. Cela devrait être 220 milliards par an. »

Est-ce que vous croyez à la finance verte, pour permettre à des structures comme la vôtre de réaliser leurs projets ?

Oh, nous en avons rencontré des responsables de fonds de ce genre, mais leur question est toujours la même : quels sont vos bénéfices ? Quand nous leur disons que nous ne gagnons rien, que nous représentons seulement un coût, les réunions s’arrêtent immédiatement. Je n’ai rien contre ça, mais il faut alors qu’ils adaptent leur discours en admettant que leur première volonté est d’engendrer des millions, pas de protéger la planète.

Considérant ces difficultés, le projet Manta verra-t-il le jour, comme prévu, en 2025 ?

Le projet est entièrement validé par le Bureau Veritas et le bateau verra bien le jour, ce qui n’était pas si sûr il y a encore deux ans. On sait désormais qu’il est constructible, qu’il sera efficace, mais aussi combien sa fabrication va coûter. Mais il est encore difficile de savoir quand le Manta sera officiellement terminé. La collecte de fonds a pris du retard en raison du Covid et de la guerre, mais de nouveaux mécènes nous rejoignent chaque mois et croient au projet. Je suis donc confiant.

Vous voyagez encore beaucoup, allant à la rencontre de personnes de tout âge. Pensez-vous que les nouvelles générations soient réellement plus sensibles à la cause climatique, et plus enclines à agir ?

J’ai souvent le cafard après avoir rencontré des entrepreneurs qui ne pensent qu’à l’aspect financier des choses, mais j’ai par contre toujours la banane après avoir rencontré des jeunes. Je suis aussi rassuré de voir la façon dont les profs, à tous les niveaux, abordent désormais ces questions en profondeur. Les générations qui arrivent seront donc mieux informées et plus décidées à agir pour la planète. Je suis persuadé qu’on arrivera à des résultats, la question est de savoir à quelle échéance, en espérant que celle-ci ne soit pas trop tardive…

 

Recherche mécènes… et bénévoles !

The SeaCleaners recherche encore des mécènes pour financer la construction de son premier bateau Manta, capable de collecter et traiter jusqu’à 10.000 tonnes de déchets par an. Mais les bénévoles sont aussi des alliés précieux pour l’association, qui cherche à grossir ses troupes. « Nous comptons aujourd’hui 2.000 bénévoles, qui jouent un rôle énorme pour notre cause, même en ne donnant que quelques heures de leur temps chaque année, explique Yvan Bourgnon. Mais nous avons besoin de plus de bénévoles encore pour multiplier nos actions partout dans le monde, notamment en matière de sensibilisation. » Pour rejoindre The SeaCleaners ou faire un don, rendez-vous sur le site de l’association : www.theseacleaners.org

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