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« Les informaticiens deviennent de plus en plus des consultants du métier »

Géant sidérurgique, ArcelorMittal a opéré au fil de ces dernières décennies une mutation complète, passant d’une industrie lourde à une production de pointe, hautement technologique. A travers l’Europe, où il emploie quelque 70.000 personnes, le groupe conçoit et produit des éléments d’acier sur mesure qui entrent dans la fabrication des voitures, des bâtiments, de l’électroménager… Patrick Vandenberghe, Head of HR and IT for ArcelorMittal Flat Products Europe évoque avec nous les défis et ambitions d’un pionnier de l’industrie 4.0. dans le Grand Entretien d'ITnation Magazine.

December 13, 2018

Patrick Vandenberghe, Head of HR and IT for ArcelorMittal Flat Products Europe

Géant sidérurgique, ArcelorMittal a opéré au fil de ces dernières décennies une mutation complète, passant d’une industrie lourde à une production de pointe, hautement technologique. A travers l’Europe, où il emploie quelque 70.000  personnes, le groupe conçoit et produit des éléments d’acier sur mesure qui entrent dans la fabrication des voitures, des bâtiments, de l’électroménager… La technologie constitue un vecteur essentiel de la transformation industrielle, à travers l’automatisation des éléments mais surtout grâce à une gestion toujours plus intelligente de l’information. L’enjeu de transformation n’est cependant pas uniquement technique, il est aussi humain. Patrick Vandenberghe, Head of HR and IT for ArcelorMittal Flat Products Europe, évoque avec nous les défis et ambitions d’un pionnier de l’industrie 4.0.

 

Monsieur Vandenberghe, pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à assumer à la fois des responsabilités dans le domaine de l’IT et de la gestion des ressources humaines au sein d’ArcelorMittal? 

Il y a quatre ans, dans la continuité de mon long parcours au service d’ArcelorMittal, je suis passé d’une fonction principalement orientée sur l’IT à une autre qui touche à la gestion des ressources humaines. C’est un mouvement naturel. Dans ma carrière, j’ai toujours pensé que l’IT devait être considéré à travers divers métiers. Je ne suis pas un pur technicien. Ce qui m’a toujours intéressé dans l’informatique, c’est de mettre les possibilités technologiques au service du business pour répondre à des enjeux d’amélioration de la production, de la maintenance, de la supply chain, de l’organisation dans sa globalité à travers l’ensemble de ses métiers. Et c’est tout l’intérêt de travailler pour un groupe comme ArcelorMittal : tous les métiers y sont représentés. Dans ce contexte, la deuxième chose qui m’a toujours intéressé, c’est le côté RH, l’épanouissement des personnes, l’amélioration des organisations.

« La transformation d’une organisation passe d’abord par les gens qui y travaillent, plus que par la technologie »

 

Cette double-casquette IT/RH vous permet-elle de mieux œuvrer à la transformation d’un groupe comme ArcelorMittal ?

Je suis intimement convaincu que la transformation d’une organisation passe d’abord par les gens qui y travaillent, plus que par la technologie. Ce sont les personnes, par leur manière de faire, d’aborder les problématiques et de les dépasser, en recourant notamment aux possibilités technologiques, qui changent les organisations. Dans cette perspective, je suis convaincu que l’enjeu principal est de permettre à chacun de trouver sa place au cœur de la structure, celle où il pourra donner le meilleur et éprouver du plaisir dans son travail. Mon ambition est dès lors de permettre à tous nos collaborateurs de se sentir bien dans leur travail, de créer de la valeur mais aussi de pouvoir évoluer selon leurs envies. La politique RH d’ArcelorMittal consiste à offrir à l’ensemble de notre personnel la possibilité de profiter de nombreuses opportunités de mobilité, tant fonctionnelle que géographique. Nous pensons qu’il ne faut pas enfermer les gens dans une fonction. Cela a pour effet de réduire le champ de vision de chacun. Au contraire, nous voulons élargir les perspectives, permettre à chacun d’évoluer dans ses fonctions, pour grandir avec le groupe.

50.000 – C’est le nombre de collaborateurs en Europe de la division produits plats d’ArcelorMittal

 

Quelle part de votre travail occupe l’IT aujourd’hui ?

Je dirais que je consacre 80% de mon temps aux enjeux RH. L’IT demeure dans le portefeuille de mes responsabilités au sein comité de direction de la division produits platsd’ArcelorMittal Europe. Cette activité représente aujourd’hui 16 milliards de dollars de chiffre d’affaires et emploie 50.000 employés répartis entre presque tous les pays de l’Union européenne, de l’Espagne jusqu’à la Roumanie, en passant par la France, l’Italie, le Luxembourg, la Belgique, l’Allemagne ou encore la République Tchèque. Nous concevons et fabriquons des produits en acier, de toutes variétés, formes et qualités. Nous servons des clients majeurs, comme Volkswagen ou Mercedes, qui consomment plusieurs centaines de milliers de tonnes d’acier par an, et de plus petits acteurs industriels, qui peuvent en acheter annuellement quelques dizaines de tonnes. Sous ma responsabilité, quatre CIO qui veillent aux enjeux opérationnels à travers nos différents sites de production en Europe et qui gèrent les systèmes transversaux – vente et achat, finance, etc.

 

Entre 2006 et 2014, vous occupiez la fonction de CIO du groupe. Quels étaient les grands challenges à relever à l’époque ?

En 2006 est intervenue la fusion d’Arcelor et de Mittal Steel. Un des enjeux a été de mener à bien de nombreux projets de consolidation des systèmes, pour réduire la complexité qui découlait de l’historique du groupe, fruit de fusions et acquisitions successives. Nous avons mené de nombreux chantiers d’intégration, pour mettre en œuvre un système financier unique à l’échelle globale, mais aussi des solutions permettant de gérer les achats et les ventes, le pilotage, les aspects financiers ou encore la gestion des ressources humaines à l’échelle de l’Europe.

« L’IT permet à la fois une meilleure intégration des systèmes tout en contribuant à la transformation de notre métier »

 

Quelle est la principale fonction de l’IT au sein d’un groupe de l’envergure d’ArcelorMittal ?

L’IT permet à la fois une meilleure intégration des systèmes tout en contribuant à la transformation de notre métier. Si l’on prend l’enjeu d’intégration, l’important à nos yeux est de pouvoir agir comme un fournisseur unique vis-à-vis de nos clients, et ce même si les produits que l’on va livrer proviennent de plusieurs sites en Europe. Pour le client, il ne doit pas y avoir de différence perceptible dans la qualité des produits livrés, d’où qu’ils viennent, ni dans la relation que nous entretenons. C’est un enjeu de taille. Il faut avoir conscience que l’acier que nous proposons aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec ce que l’on pouvait encore produire il y a dix ans. Les aciers sont plus fins et plus résistants, adaptés aux exigences des clients. Nous développons pour chacun de nos clients des produits sur-mesure, que nous avons le plus souvent conçus avec eux dans une démarche de co-engineering.

« Nous avons encore l’image d’une industrie lourde, or nous sommes un acteur de haute technologie. »

 

Vos produits ont donc considérablement évolué. Comment la production d’acier s’est-elle adaptée ?

Trop souvent encore, l’image d’une grande industrie lourde, qui fait des produits de base, nous colle à la peau. Or, aujourd’hui, nous sommes un acteur industriel de haute technologie. La digitalisation, dans ce contexte, nous a permis d’opérer une transformation majeure. Nous nous inscrivons dans des démarches d’automatisation depuis près de 50 ans, avec pour objectif de garantir une production homogène et de fournir des produits de haute qualité. Aujourd’hui, la volonté est de poursuivre dans cette voie, en mettant encore plus d’intelligence au cœur de nos systèmes, au service de la production mais aussi de la gestion de l’organisation.

« Si la mécanique et les outils sont impressionnants, une grande partie des opérations a été automatisée. »

 

Comment cela se traduit-il à travers un site de production ?

Si vous vous promenez au cœur d’une de nos implantations, qui peuvent parfois s’étendre sur plusieurs dizaines de kilomètres carrés de surface, avec des installations énormes, comme des laminoirs, des aciéries, des hauts-fourneaux, … vous ne rencontrez pas beaucoup de monde . Si la mécanique et les outils sont impressionnants, une grande partie des opérations a été automatisée. Derrière ces éléments, il y a une intelligence hyper pointue, qui nous permet de garantir le haut niveau de précision nécessaire pour confectionner chaque pièce. Nos outils travaillent à des vitesses élevées ainsi qu’à des températures importantes, le tout en devant garantir un niveau de précision de l’ordre du centième de millimètre, en garantissant des qualités mécaniques précises. On ne pourrait pas y parvenir sans des systèmes perfectionnés, qui nous permettent de veiller au grain. En amont de la production, il y a aussi une organisation R&D puissante.

1400 – C’est le nombre de collaborateurs dédiés à la R&D au sein d’ArcelorMittal Europe

 

En quoi la R&D est-elle essentielle au développement de votre activité ?

« Il ne suffit pas de développer un produit. Il faut aussi pouvoir le produire à moindre coût, en garantissant fiabilité et qualité. » La R&D au sein d’ArcelorMittal Europe représente 1400 employés. Il s’agit d’ingénieurs, de scientifiques, de data analysts et scientists, dont la mission est de développer des produits et et d’améliorer les processus. Car il ne suffit pas de développer un produit. Il faut aussi pouvoir le produire à moindre coût, en garantissant fiabilité et qualité. L’enjeu est de faire évoluer notre portefeuille de produits pour que l’acier demeure compétitif face à l’aluminium ou encore le plastique. Nous veillons à garantir la place de l’acier dans le marché de la construction, de l’automobile ou encore de l’électroménager… Notons au passage que le gros avantage de l’acier dans la société actuelle est qu’il est totalement recyclable.

 

Quels sont vos actuels défis en matière de transformation digitale du business ?

Nos efforts se concentrent sur une amélioration continue de l’ensemble de nos métiers, du suivi de nos sites de production et de l’ensemble de la supply chain. Nous produisons actuellement 30 millions de tonnes d’acier par an et devons gérer des flux à travers l’ensemble du territoire européen, ce qui représente des dizaines de milliers de commandes suivies à travers divers sites. Nous proposons des produits sur mesure. Nous gérons une quantité considérable de références. Il faut se dire que quelque 200 types d’acier entrent dans la composition d’une voiture standard. Il n’est pas rare que la confection d’un produit passe par plusieurs étapes, avec par exemple une partie de la production réalisée en France et des finitions, comme le laquage ou la galvanisation, réalisées en Allemagne ou en Belgique. Nous profitons des avantages et désavantages d’un groupe d’une telle ampleur. Notre présence partout en Europe nous permet de réagir rapidement en cas de problème sur un site, pour basculer la production sur un autre et garantir la livraison dans les délais. Par contre, cela implique de gérer une réelle complexité et de disposer pour cela d’une technologie performante.

« Un des défis est d’intégrer toujours plus d’intelligence au cœur de nos processus. »

 

Comment le digital s’intègre-t-il au cœur de la production d’acier ?

Un des défis est d’intégrer toujours plus d’intelligence au cœur de nos processus. Par exemple, la production s’appuie sur des ponts roulants largement automatisés pour déplacer des pièces volumétriques. La maintenance de ces installations suit aujourd’hui des schémas classiques, avec des révisions échelonnées dans le temps. En équipant chaque unité de capteurs, on peut désormais faire de la maintenance intelligente et préventive, suivre l’usure des éléments, pour anticiper le risque de panne. Mais on peut placer des capteurs tout au long du processus de production et de la supply chain, afin de savoir ce qui se passe partout, à tout moment, en temps réel. Cette intelligence doit nous permettre d’éviter des problèmes de non-qualité, liés par exemple à des variations de température au cœur de la transformation de l’acier, d’améliorer la fiabilité des installations. De cette manière, on peut augmenter la productivité de 10 à 20% et amortir beaucoup plus rapidement les coûts fixes. En étant plus rentable, on peut plus facilement se démarquer sur le marché. Cette solution nous permet aussi une meilleure gestion des stocks ou des pièces de remplacement, sachant que notre magasin compte des centaines de milliers de références. Cela s’applique aussi pour des fonctions plus transversales, comme la gestion des RH.

 

Justement, pouvez-vous nous expliquer comment se digitalise la fonction RH ?

Evoquer la digitalisation, c’est parler d’une meilleure gestion de l’information. Pour la production comme pour les RH, l’important est de pouvoir mieux appréhender ce qui se passe actuellement. On cherche à mieux comprendre comment fonctionne un laminoir, pour reproduire les conditions permettant de garantir une qualité homogène à travers tous nos sites. Fabriquer un même produit à travers plusieurs sites est sans doute simple pour Coca-Cola. Pour nous, considérant les facteurs entrant en ligne de compte, c’est plus complexe. L’information est aussi essentielle pour suivre et anticiper les attentes des clients. C’est la même chose au niveau RH. Pour gérer 6000 cadres, leur offrir les opportunités d’évolution souhaitées à l’échelle du continent et même du groupe, il faut disposer d’un système d’information efficient, pour suivre les performances de chacun, les intérêts et envies. Un autre enjeu, aussi, est de mettre la fonction RH dans les mains des employés eux-mêmes, pour leur permettre de gérer directement leur carrière ou encore de réduire certaines lourdeurs administratives liées par exemple à des demandes de congés ou d’arrêt de travail pour raison de santé. En matière de RSE, l’automatisation grâce à la technologie a permis de considérablement améliorer la sécurité sur site, en permettant un contrôle et une intervention humaine à distance.

« L’enjeu est de faire évoluer les métiers et non plus de se concentrer sur la mise en œuvre technique des solutions. La mise en œuvre technique est aujourd’hui sous-traitée. »

 

Depuis le début de votre carrière, comment la place de l’informatique a-t-elle évolué ?

Au début, il y avait autour de l’IT une dimension mystique. Les informaticiens travaillaient de manière isolée. Le business ne comprenait pas bien ce qu’ils faisaient, mais les laissait faire parce qu’ils en avaient besoin. Les choses ont heureusement considérablement évolué. Car je pense que l’informatique pour l’informatique n’a pas d’intérêt. Elle doit avant tout servir le métier, les métiers. Les informaticiens deviennent de plus en plus des consultants du métier, l’accompagnent, l’aident à mieux s’organiser. A travers le bon usage de la technologie, les processus deviennent plus lisibles, plus transparents, plus performants. La transformation digitale, en outre, n’est pas seulement un enjeu technique. Elle doit s’appréhender au départ de l’humain, d’une réelle compréhension des métiers, pour un réalignement des processus et des pratiques, en travaillant avec les personnes impliquées, pour avancer. La technicité, aujourd’hui, n’est plus gérée chez nous. Ces enjeux sont confiés à des fournisseurs.

 

L’informatique se recentre donc sur les métiers…

Oui. L’enjeu est de faire évoluer les métiers et non plus de se concentrer sur la mise en œuvre technique des solutions. Ces aspects sont sous-traités. Je vous donne un exemple. Autrefois, tous nos serveurs SAP étaient hébergés chez nous, dans notre centre de calcul. Aujourd’hui, ils sont tous dans le cloud.. Notre métier, ce n’est pas d’assurer les mises à jours des machines ou les évolutions des operating systems. Nous fabriquons de l’acier. Quand j’embauche un informaticien, c’est pour développer des projets au service de l’amélioration de nos processus. Il n’y a pas de toujours valeur ajoutée pour le métier à recruter un expert technique. Nous voulons des personnes qui puissent nous faire évoluer dans nos métiers. Et il y a beaucoup d’opportunités, au sein d’un groupe comme le nôtre, pour des ingénieurs désireux de s’impliquer dans des projets importants. Chacun peut rapidement se voir confier des responsabilités dans des investissements ou au service de la transformation  de nos métiers. Il n’est pas rare qu’un ingénieur, au bout de deux ou trois ans dans l’organisation, se voie confier la gestion d’un projet de plusieurs millions d’euros.. En outre, nos collaborateurs passés par l’informatique évoluent souvent vers des fonctions plus transversales, comme je l’ai moi-même fait.

 

Quand vous recrutez des informaticiens, à quoi êtes-vous attentif ?

Nous ne charchons pas les experts techniques, hyper pointus. Il y a bien évidemment des connaissances techniques de base à valider, mais il  faut aussi faire valoir des aptitudes sociales, un sens de la relation et de la communication, une capacité à conceptualiser des solutions, à mettre en œuvre des projets de transformation. Il faut pouvoir parler avec les équipes du métier, être capable de les accompagner face à leurs défis. Les projets de développement ne concernent que le métier. Pour les fonctions transversales, nous trouvons les plus souvent des solutions pour le marché. Par contre, au niveau de la production et de la supply chain, chercheurs et ingénieurs vont pouvoir travailler main dans la main pour faire évoluer notre cœur de métier.

 

Comment résonne chez vous le concept d’industrie 4.0 évoqué au Luxembourg à l’issue de l’étude Rifkin ?

Nous automatisons depuis 30 ans. Mais nous ne sommes pas encore à l’industrie 4.0. Pour moi, ce concept correspond à une industrie qui a poussé l’automatisation à l’extrême, qui a intégré l’intelligence permettant un haut niveau de différenciation. Aujourd’hui, au niveau de la production, nous sommes très avancés pour proposer des produits sur-mesure à chaque client. Il y a encore d’importants chantiers pour améliorer dans la supply chain et la gestion globale de l’entreprise. Nous devons aussi être en mesure de mieux suivre les besoins de nos clients, les anticiper, et différencier pour mieux les servir.

« Grâce à l’impression 3D, on peut par exemple éviter de les avoir en stock. »

 

Comment une technologie comme l’impression 3D peut-il révolutionner votre activité ?

C’est une très bonne question. Nous étudions cette technologie actuellement et effectuons des tests. Aujourd’hui, nous l’envisageons pour suppléer au besoin de certaines pièces de rechange. Grâce à l’impression 3D, on peut par exemple éviter de les avoir en stock. Quand le besoin se fait ressentir, il suffit de les imprimer. Au-delà, est-ce que l’impression 3D pourrait remplacer certains de nos produits ? C’est aussi une question que nous considérons avec attention. Nous regardons comment évoluent les attentes de nos clients. Mais là, on parle de projet R&D à long terme. D’autres innovations sont en cours, dans d’autres domaines, comme par exemple la fabrication d’acier qui intègre directement des cellules photovoltaïques pour la production d’électricité.

 

 

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