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“La confiance mutuelle, au fondement de la performance collective”

À travers le monde, la Patrouille de France représente l’excellence de l’Armée de l’air et de l’espace hexagonale. Faire voler en formation huit Alpha Jet, espacés de seulement 2 à 3 mètres, à des vitesses comprises entre 300 et 800 km/h ne s’improvise pas. Les performances acrobatiques que sont capables de réaliser les pilotes de cette escadrille d’exception impliquent une réelle maîtrise technique, une dose de prise de risque et surtout une confiance exceptionnelle dans l’ensemble de l’équipe qui contribue à cet exploit, tant dans les airs que sur terre. Virginie Guyot, pilote de chasse dans l’armée française, a été la première femme à emmener cette formation. Avant de prendre la parole à l’occasion du Gala Golden-i, le 15 mai prochain, elle a accepté d’évoquer avec nous, à travers son parcours, l’importance de la force du collectif au service de la performance.

April 8, 2025

Pouvez-vous nous expliquer ce qui, étant jeune, vous a donné envie de rejoindre l’armée et, plus encore, de voler ?

L’envie est venue à l’occasion d’un baptême de l’air, alors que j’avais 12 ou 13 ans. Je n’avais jamais volé de ma vie. Et je ne suis d’ailleurs pas remontée dans un avion jusqu’à mon entrée dans l’armée. Mais sur le moment même, je me suis dit que c’était juste génial, que c’était un truc pour moi. À observer le pilote, cela avait l’air facile. J’ai eu envie d’en faire mon métier. Mon père aussi aimait beaucoup les avions. Issu d’une famille paysanne, il a fait Saint-Cyr et était dans l’armée de terre. S’il n’y a pas de grande tradition militaire dans la famille, il nous trimballait régulièrement dans des meetings aériens. C’est là que j’ai découvert la Patrouille de France. Cela me fascinait. Mes parents ont toujours eu le souci du devoir de mémoire. Nous avons sans doute visité en famille tous les lieux historiques, des tranchées de Verdun aux plages du débarquement. À travers ces expériences, ils m’ont transmis des valeurs de courage, de sens du sacrifice, une volonté de se battre pour un idéal. Après, je suis aussi de la génération Top Gun, film que j’ai vu plusieurs fois. C’est cet ensemble d’éléments, sans doute, qui m’a amenée à me tourner vers l’armée et m’a donné l’envie de devenir pilote.

Entre l’envie et la concrétisation de ce rêve, le parcours n’est en rien évident… Si piloter vous a paru facile à l’occasion de votre baptêmede l’air, la réalité n’est-elle pas toute autre ?

J’avais 13 ans et le pilote devait être très bon. Il nous est apparu très à l’aise. J’ai découvert par la suite que c’était tout sauf facile. Et le parcours pour devenir pilote dans l’armée, comme je l’ai souhaité par la suite, avec ce désir de m’engager pour mon pays, n’est effectivement pas simple du tout.

Quelles ont été les grandes étapes de ce parcours ?

Dans un premier temps, je me suis dit que j’allais envisager une carrière de pilote d’hélicoptère. Dans mon esprit, cela me paraissait plus accessible que pilote de chasse. Le film Top Gun, à l’époque, donnait l’impression que c’était réservé à une élite, que ce n’était pas pour le commun des mortels. Il y avait une crainte de me louper si j’y allais. En tout cas, j’ai eu le sentiment que ce n’était pas pour moi.

Or, votre carrière contribue à démontrer qu’il n’en est rien…

J’ai organisé toute ma scolarité, effectué une classe préparatoire scientifique, pour devenir pilote d’hélicoptère en rejoignant l’École des officiers de l’armée de l’air. Les tests médicaux passés alors que j’étais en classes préparatoires scientifiques, ont révélé un problème de dos incompatible avec les vibrations de l’hélicoptère. Mes rêves se sont alors effondrés. À la suite d’une sur-expertise médicale, les médecins ont confirmé le diagnostic, tout en précisant que je pourrais très bien piloter des avions de chasse. Cela m’a ouvert les yeux. Je m’étais autocensurée pendant des années. Je ne m’étais pas autorisée à devenir pilote de chasse alors que, finalement, j’étais tout à fait apte.

En même temps, peu de femmes françaises vous ont précédée dans cette profession.

Je suis la quatrième. En France, la filière s’est ouverte aux femmes à partir de 1996. J’ai passé le concours en 1997. À l’époque, les possibilités étaient limitées en raison de quotas. Étant moins bien placée qu’une amie, elle a accédé à une position d’élève-officier pilote et je suis devenue élève-officier des bases. Et des garçons, moins bien classés que moi, ont rejoint la filière.

C’est le sentiment d’injustice qui prévaut alors ?

J’ai fait part à mon chef de ma déception de ne pas pouvoir devenir pilote en raison du fait d’être une fille. Il a reconnu que ce système était injuste et m’a dit qu’il serait probablement abrogé l’année suivante. J’ai alors eu la possibilité de faire une demande de changement de corps pour devenir élève-officier-pilote. S’en suivent trois ans de formation à l’École de l’air, essentiellement théoriques, pour devenir officier, mais aussi ingénieur, avant de pouvoir me former au pilotage. On passe ensuite par quatre écoles différentes, pour monter à bord d’avions de plus en plus puissants. Au final, j’avais 25 ans quand j’ai été affectée sur un Mirage F1.

Et la Patrouille de France, que symbolise-t-elle à vos yeux ?

Pour moi, c’était avant tout un rêve d’enfant. Cette capacité à piloter en formation de 8 avions aussi proches les uns des autres, aussi près du sol, dans des positions acrobatiques, cela me fascinait. Et en devenant pilote de chasse, ça m’a encore plus ébloui. Vu d’en bas, quand on n’y connaît rien, on ne se rend pas compte à quel point c’est vraiment difficile.

En tant que pilote, sur le terrain des opérations, on découvre tout ce qu’il y a derrière. La nécessité de faire corps avec les autres. Les liens qu’il faut tisser pour voler en formation. J’avais envie de vivre cela. C’est une aventure qui fait rêver. En outre, au sein de la Patrouille de France, pendant trois ans en moyenne, vous devenez un ambassadeur de l’excellence de l’armée de l’air et de l’espace française à l’international, et de tous les militaires qui sont en opérations. Ce n’est qu’une petite parenthèse dans une carrière de pilote, et en même temps une mission hyper noble.

Comment intègre-t-on la Patrouille de France ?

La sélection est rigoureuse. D’abord, il faut être chef de patrouille, autrement dit être parvenu à passer les nombreuses qualifications afin de pouvoir mener une patrouille de quatre avions de chasse et de coordonner plusieurs patrouilles. À partir de là, vous pouvez poser votre candidature pour accéder à la Patrouille de France. Chaque année, la formation, qui compte en permanence neuf pilotes, en intègre trois nouveaux.

En tant que candidat, on prend part à une journée de sélection, lors de laquelle on suit toutes les activités de la patrouille et on passe un entretien. Au final, c’est l’équipe en place qui opère la sélection, par cooptation.

Le fait d’être la première femme à intégrer cette prestigieuse patrouille était-il important pour vous ?

Je ne l’ai pas fait pour cela. C’était avant tout un rêve de pilote. Je suis pour l’égalité des chances. Si mon accession à la Patrouille de France pouvait ouvrir une porte de plus à d’autres femmes, c’était une bonne chose. Mais je ne porte pas un discours militant.

Devenir la première femme leader de la Patrouille, au milieu d’hommes, constituait-il un défi ?

J’ai en effet été la première femme à l’intégrer, et aussi à la mener. Mais la question ne s’est jamais posée en ces termes. Mon métier, c’est d’être pilote et de diriger d’autres pilotes. C’est ce que j’ai appris à faire et c’est ce que je fais. Le fait d’être une femme ne compte pas. J’ai toujours veillé à me comporter comme un pilote avant tout. En outre, le fait d’être une femme n’a pas posé de problème au sein de la Patrouille de France à partir du moment où ce sont eux qui m’ont choisie. Bien que ce n’était pas gagné d’avance.

Les figures que réalise la Patrouille de France exigent une coordination parfaite et, dès lors, un travail d’équipe intense. Comment y parvient-on alors qu’un tiers de l’effectif change tous les trois ans ?

Comme vous le soulignez, le turn-over des pilotes au sein de la Patrouille de France est très important. Les vols sont éprouvants physiquement, à tel point que l’on ne peut pas faire cela plus de trois ou quatre ans. C’est moins le cas au niveau des techniciens, mécaniciens, secrétaires, qui font un travail tout aussi essentiel au sol. Au niveau des pilotes, l’enjeu de l’intégration est dès lors essentiel. Pour voler ensemble, il faut acquérir une maîtrise technique importante, mais plus encore, il faut que les uns et les autres puissent se faire une confiance totale. Si cela est important dans l’armée de l’air, c’est aussi vrai dans l’entreprise. Je pense que dans beaucoup d’organisations, on n’accorde pas une importance suffisante à l’intégration des jeunes recrues. Or, cela est déterminant si l’on veut garantir des résultats à long terme.

Quels sont les éléments clés d’une bonne intégration ?

Au sein de la Patrouille de France, les candidats sélectionnés vont arriver trois semaines avant de prendre leur poste de façon effective. Le jour où ils prennent effectivement part aux deux vols d’entraînement par jour, les pilotes ont déjà intégré le groupe, rencontré les pilotes et les mécaniciens, connaissent le fonctionnement de l’organisation. Ils ont déjà effectué les vols en place arrière, ont eu le temps d’étudier les figures à réaliser. Ils sont préparés, déjà moins stressés.

« Il faut mettre son ego de côté afin que chacun puisse se comprendre, éviter les préjugés, et parvenir à bien travailler ensemble. »

Avant de voler ensemble, il est important de s’assurer d’une réelle cohésion de groupe…

Il est essentiel que chacun comprenne en quoi l’autre est important pour réaliser ce que l’on souhaite accomplir. Le pilote qui s’apprête à intégrer l’escadron va passer par une sorte de « vis ma vie », aller découvrir comment travaillent les mécaniciens, les spécialistes à terre, échanger avec les autres pilotes, pour comprendre qui sont ces personnes, quel est leur rôle, quels sont leurs besoins et leurs contraintes. Il faut comprendre la réalité de chacun et comment fonctionne l’ensemble de l’écosystème afin de trouver sa place en son sein. Il faut mettre son ego de côté afin que chacun puisse se comprendre, éviter les préjugés, et parvenir à bien travailler ensemble. De cette manière, on va puiser dans la force du collectif, pour mieux avancer.

Voler de manière coordonnée, à des vitesses élevées, en étant à quelques dizaines de centimètres l’un de l’autre relève de l’exploit. Quels sont les secrets pour atteindre de telles performances ?

Des secrets, il y en a plusieurs. Le plus important, à mon sens, c’est la force du collectif.

Que recouvre cette notion ?

Cela veut dire beaucoup de choses. Il y a d’abord une exigence de confiance de la part de chaque membre du collectif envers l’ensemble des autres personnes. Il faut que chacun ait conscience de l’importance de l’autre, soit assuré qu’il peut compter sur lui, qu’il est pleinement engagé au service de ce que l’on souhaite accomplir. À partir de là, se développe une intelligence collective, qui permet d’aller plus loin. Derrière tout cela, la communication est un enjeu majeur. Il faut pouvoir s’échanger les informations, se dire les choses de manière très ouverte, très directe.

Quels sont les autres secrets de la performance collective que vous pouvez partager ?

Sur les bases que nous venons d’évoquer, on va pouvoir mieux se coordonner, travailler ensemble. D’autres éléments sont essentiels, comme la curiosité, l’ouverture d’esprit. Ce sont des aptitudes qu’il faut entretenir et encourager. Elles sont essentielles au sein de la Patrouille de France, mais aussi en entreprise. Aujourd’hui, nous évoluons tous dans des environnements complexes, qui impliquent de mobiliser une diversité d’expertises. Une seule personne ne peut pas tout maîtriser. L’enjeu, au sein des organisations, c’est de créer les conditions qui favorisent le développement de synergies entre chaque personne dans le travail, la mise en œuvre d’approches coordonnées. Cela passe par le développement de la confiance, le respect mutuel, l’intelligence collective, une bonne communication. Et tout cela doit partir du leadership.

En vol, les risques pris sont considérables. La vie des autres pilotes ne dépend-elle pas des décisions du leader ?

Oui et non. Tout ne doit pas reposer sur les épaules du leader. Dans une démonstration aérienne, il y a des moments où les équipiers remettent leur vie entre les mains du leader. Puis, 30 secondes plus tard, c’est l’inverse. Cela va dans les deux sens. C’est pourquoi la confiance mutuelle est importante.

« Relever de nouveaux défis, fixer de nouvelles limites, cela implique avant tout énormément de travail, de préparation »

Quel est le rôle du leader dès lors ?

Il agit en chef d’orchestre. C’est lui qui donne le « La », qui impulse le tempo. À la Patrouille de France, toute la formation est coordonnée par la voix du leader. Les équipiers vont caler leur gestes aux commandes sur les syllabes prononcées par le leader. C’est ce qui permet de proposer une chorégraphie gracieuse. Le rôle ne se limite pas à donner des ordres. Il est aussi pour beaucoup dans le fait que les gens vont se coordonner, vont se parler, vont être dans le moment, etc. Dans la réussite collective, toutefois, chacun doit prendre sa part de responsabilité. C’est pour cela que je trouve réducteur de dire que tout repose sur le leader. Il doit aussi être soutenu, secondé. Il se peut qu’il soit trop pris par l’instant pour être à l’écoute. Dans ces moments, les équipiers doivent intervenir, en étant attentifs aux signaux faibles par exemple. Le leadership ne doit pas être quelque chose de réservé, mais être partagé. Chacun doit pouvoir prendre ses responsabilités.

Repousser les limites implique souvent une prise de risque. Quel rapport entretenez-vous avec cette notion de risque ?

Personnellement, j’estime que le métier de pilote de chasse est peut-être moins risqué que ce qu’on veut bien le croire (en entraînement et en temps de paix tout du moins). Dans les airs, je suis assurée de n’avoir affaire qu’à des gens qui sont licenciés, qui ont été formés pour voler. Sur la route, c’est loin d’être aussi évident par exemple ! Par rapport au risque, sa gestion est intégrée à la démarche. L’armée, en tant qu’institution, est particulièrement rôdée à cela. Si relever de nouveaux défis, déplacer des montagnes, implique de prendre des risques, il faut le faire de manière maîtrisée. Il ne s’agit pas d’agir comme des têtes brûlées, au contraire. Relever de nouveaux défis, fixer de nouvelles limites, cela implique avant tout énormément de travail, de préparation. Et c’est en étant bien préparé que l’on peut mieux répondre à des situations imprévues, prendre des décisions plus appropriées dans des contextes où les difficultés s’accumulent. On peut faire beaucoup si l’on est bien préparé et coordonné.

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