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La bonne inspiration de Laetitia Vitaud

Autrice et conférencière spécialiste du « futur du travail », Laetitia Vitaud évoque avec nous les grands défis auxquels le monde professionnel est aujourd’hui confronté : pénurie de main-d’œuvre, critique de la productivité, intégration de l’intelligence artificielle, semaine de quatre jours… Notre rapport au travail évolue en raison de tendances structurelles majeures. « Ce qui nous attend, à l’avenir, c’est une refonte conséquente des métiers et de la manière dont le travail est organisé », nous confie-t-elle. En prenant conscience de ces transformations, les employeurs sont invités à repenser la notion de productivité en vue de garantir à chacun un travail « durable ».

October 24, 2023

” L ’un des enjeux est de rendre le travail plus soutenable ”

Dans la plupart des secteurs, de nombreux recruteurs font face à des difficultés croissantes à recruter. Quelles sont les causes de cette pénurie de talents ?

Nous aurions tort de réduire la problématique actuelle à la grande démission. Si, à l’issue de la crise sanitaire, il y a bien eu une vague de démissions, ce phénomène s’est estompé. Les indicateurs du Bureau of Labor Statistics, aux États-Unis, montrent que les gens ont désormais tendance à vouloir rester dans l’emploi plutôt que d’en changer. On peut voir dans ce renversement de tendance la crainte d’une récession. On peut aussi se dire que, après avoir changé de job, de nombreux travailleurs sont arrivés à un nouvel équilibre. Pour autant, les difficultés rencontrées par les employeurs à trouver les compétences dont ils ont besoin vont perdurer. La pénurie des compétences va même se renforcer en raison de plusieurs tendances structurelles.

Quelles sont ces tendances ?

La première est démographique. Elle est liée à l’inversion de la pyramide des âges. Il y a et il y aura simplement moins de jeunes sur le marché de l’emploi. Dans ce contexte, la démarche qui associe une fonction ou un avancement de carrière à l’âge, qui a longtemps prévalu, est mise à mal.

Quelles autres tendances de fond, permettant d’expliquer ce renforcement de la pénurie de talents, avez-vous pu identifier ?

Jusqu’à présent, les travailleurs acceptaient une certaine aliénation au travail en échange de certains éléments : une sécurité économique, une progression de carrière, l’accès au logement garanti notamment par un salaire suffisant. On constate aujourd’hui que le deal ne fonctionne plus. L’accès au logement, par exemple, n’est plus garanti. Les jeunes ne peuvent plus profiter des mêmes conditions de vie, et ce même pour des emplois à forte valeur ajoutée, que celles dont a pu jouir la génération précédente. Un développeur, compétence pourtant courtisée et bien rémunérée, peine à bien se loger à Paris, à Londres ou à Luxembourg. À ce niveau, on voit l’impact de la politique du logement sur celle de l’emploi. Si, sur le papier, les emplois restent attractifs, les conditions économiques de vie dont profitent les travailleurs ne sont plus les mêmes. Dès lors, notre rapport au travail change. Plus rien ne vous retient dans l’emploi.

Ces derniers temps, on a aussi beaucoup discuté de l’équilibre entre le temps consacré au travail et celui dont on a besoin pour soi ou pour ses proches…

Ce deal, qui structurait jusqu’alors notre rapport au travail, avait été pensé à une période où le modèle qui dominait était celui de la famille nucléaire. Monsieur était au travail et pourvoyait aux besoins économiques du foyer. Madame, elle, avait du temps pour s’occuper de toute la famille, aussi bien des enfants que des grands-parents. Ce n’est plus le modèle dominant aujourd’hui.

D’une part, parce qu’un salaire ne suffit souvent plus, d’autre part parce qu’il y a de moins en moins de gens en couple. Les compositions de ménage sont beaucoup plus hétérogènes. La dimension du « care », d’autre part, avec une population vieillissante, va prendre de plus en plus d’importance. On aura de plus en plus besoin d’aidants, autrement dit de temps pour s’occuper de nos aînés. Cette tendance va à l’encontre d’un modèle où la plupart du temps était consacré au travail.

Qu’est-ce que cela implique en matière de recrutement ?

Il sera tout simplement difficile de continuer à recruter selon le même modèle, qui cible avant tout des hommes en couple prêts à travailler 40 heures par semaine, voire plus. Le vivier de recrutement, si l’on a moins de temps à consacrer au travail, se réduit. En France, un salarié sur cinq est aidant. D’ici 10 ans, ce sera un sur quatre ou un sur trois. L’un des enjeux est de faire évoluer le modèle du travail afin de le rendre compatible avec les aspirations familiales, de disposer de temps pour prendre soin de nos proches et notamment de nos aînés. Les employeurs qui auront pris conscience de cela, qui offriront cette flexibilité, qui accepteront ces contraintes, ou mieux, qui mettront en place des services pour répondre à ces besoins de care, auront un avantage sur les autres. Si, aujourd’hui, un service de crèche d’entreprise est un réel atout pour attirer des talents, on peut imaginer que, dans 15 ou 20 ans, des employeurs mettront en place des services de soin et d’accompagnement de qualité pour les personnes âgées dont leurs collaborateurs ont à s’occuper.

 

Avec le recul dont on dispose, comment l’épisode du Covid a-t-il fait évoluer notre rapport au travail ?

Cet épisode a surtout bien mis en lumière le déséquilibre entre les travailleurs essentiels (dans le domaine des soins, de l’éducation, de la gestion des infrastructures, de l’hôtellerie, de la restauration, de la livraison…) et les cols blancs. D’une part, les « shit jobs », pour reprendre l’expression de David Graeber, ont continué à travailler dans des conditions dégradées. D’autre part, les cols blancs avec des « bullshit jobs », sont restés isolés chez eux. Ils ont alors pris conscience de l’absurdité du théâtre de la productivité, comme la nécessité de travailler suivant des horaires fixes pour réaliser des tâches pas franchement nécessaires. Auprès de ces personnes, la situation a induit une réflexion sur l’utilité de leur travail. Le contraste entre ces deux catégories de travailleurs a été particulièrement violent. On a pris conscience d’un des effets de la révolution industrielle, qui a conduit à séparer la tête et les mains. Les cols blancs, notamment, ont exprimé un souhait de réconcilier les deux.

Comment répondre à ces enjeux, si ce n’est en opérant une transformation profonde, sociétale, de l’organisation du travail ?

Ce qui nous attend, à l’avenir, c’est une refonte conséquente des métiers et de la manière dont le travail est organisé. Elle sera induite par le renforcement de la pénurie de main-d’œuvre, mais aussi par l’intégration des technologies d’automatisation, comme l’intelligence artificielle. Cette transformation va aussi intégrer la question du temps de travail. Aujourd’hui, on applique à tous les métiers le modèle de l’usine. C’est absurde. C’est une des critiques que je formule à l’égard de la manière avec laquelle nous appréhendons la productivité.

Ce n’est pas parce que l’on remplit des heures que l’on est productif. Dans beaucoup de métiers, la productivité est liée à la créativité, à la concentration, avec des périodes d’activité intense et d’autres moins. On ne peut pas, dans ces métiers, faire du travail exigeant une grande concentration pendant huit heures consécutives. Cela n’a pas de sens. À ce niveau, il ne s’agit plus de faire des heures, mais de valoriser des résultats.

« Les jeunes ne peuvent plus profiter des mêmes conditions de vie que la génération précédente, et ce même pour des emplois à forte valeur ajoutée. »

Si l’on parle de productivité, le choix des indicateurs joue aussi beaucoup ?

Les raisons de la baisse de productivité, que l’on a constatée pendant et après le Covid, tiennent beaucoup à l’intense turn-over que les acteurs ont connu ces dernières années. Aux États-Unis, par exemple, on a recensé 48 millions de démissions en 2021 et 51 millions en 2022. Or, les départs et arrivées, au cœur d’une entreprise, ont un impact fort sur sa productivité. À cela s’ajoute la dégradation des conditions de travail de ceux qui restent, et qui doivent compenser les départs, des problèmes de santé physique et mentale. On se rend alors compte que la productivité tient à de nombreux facteurs, et pas seulement aux heures de travail prestées. L’un des enjeux est de rendre le travail plus soutenable pour chacun et de considérer une plus grande diversité d’indicateurs pour évaluer la productivité.

La conférence Golden-i avait pour thème “Happy Employees thanks to IT”. Être heureux au travail est-il une fin en soi ?

Peut-on parler de bonheur au travail ? Cette question de nature philosophique a tendance à électriser certaines personnes. Plutôt que de parler de bonheur, je préfère évoquer le caractère durable ou soutenable d’un job. Au niveau écologique, il y a lieu de préserver les ressources naturelles. On peut alors faire un parallèle avec le monde du travail, en soulignant l’importance de ne pas épuiser les ressources humaines. Beaucoup de modes de travail, aujourd’hui, épuisent nos corps physiquement, mentalement, socialement. La sédentarité nous rend malades. À tel point que, à un moment, on est obligé de partir parce que l’on ne tient plus.

Quelles sont les clés d’un travail « soutenable » ou « durable » ?

On peut évoquer plusieurs choses très concrètes. Pour en revenir au début de notre échange, il y a lieu de veiller à ce que le travail permette de vivre de manière décente, de se loger, de manger, de couvrir les besoins de la famille, l’éducation et le soin des enfants. Au-delà, c’est aussi d’avoir le temps pour soi, pour faire du sport, s’intégrer au sein de sa communauté, de passer du temps avec les enfants. Si l’idée de vivre au rythme actuel pendant 40 ans vous met en panique, c’est que ce n’est pas durable. Enfin, un travail soutenable doit permettre de déployer nos capacités cognitives et notre énergie d’une manière qui nous nourrit. On en revient aux valeurs de l’artisanat, au fait de pouvoir faire preuve de créativité, de se sentir utile aux autres.

On évoque ici la quête de sens, qui paraît importante pour la jeune génération, mais qui reste assez complexe à appréhender…

Oui. On discute beaucoup de cette notion de « sens » sans jamais vraiment la qualifier. En anglais, derrière le mot sens on retrouve les notions « meaning », « impact » et « purpose ». Au final, on en revient à cette notion de durabilité. Si ce que nous faisons contribue à la dégradation du lien social, de la planète, de la vie des autres, ce n’est pas durable, cela n’a pas de sens. Il y a dans cette notion de durabilité des éléments concrets qui doivent permettre aux acteurs de donner (ou redonner) du sens à ce que nous faisons.

« L ’un des enjeux est de faire évoluer le modèle du travail afin de le rendre compatible avec notre souhait de disposer de temps pour prendre soin de nos proches. »

N’est-ce pas plus facile pour un artisan que pour un comptable ou un auditeur de trouver du sens à ce qu’il fait ? D’ailleurs, faut-il donner du sens à ce que nous faisons à tout prix ?

Il ne s’agit pas non plus de développer un discours bullshit ou de verser dans le greenwashing. Si l’on prend le comptable, le sens de sa mission est très clair. C’est très utile un comptable. Mais il faut sans doute que chacun, au sein du bureau comptable, puisse percevoir ce à quoi il contribue. Pour cela, il faut peut-être que chacun soit davantage en contact avec le client, plus autonome dans son travail, ait la possibilité de déployer ses compétences. On peut trouver du sens dans la satisfaction du travail bien fait et la reconnaissance qu’on en obtient. Il s’agit là encore des valeurs de l’artisanat. Un comptable peut être considéré comme un artisan, au service de son client. Cette quête de sens va dépendre de chacun. Il y a des personnes qui aiment produire des tableaux bien faits, où tout est carré, aligné. Il y a des personnes qui aiment résoudre des problèmes complexes, relever des petits défis. Il faut rendre chacun fier de ce qu’il accomplit.

Face à ces transformations structurelles, comment doit évoluer le chef d’entreprise ?

Il y a beaucoup de choses à envisager selon la situation de l’entreprise. Je pense qu’il faut partir d’un état des lieux. Il faut chercher à identifier les aspirations des équipes, chercher à comprendre les attentes des candidats, considérer les points bloquants rencontrés vis-à-vis des enjeux de recrutement. Est-ce que j’ai du mal à recruter parce que mes employés peinent à se loger ? Ou est-ce parce qu’ils n’ont pas le temps de s’occuper de leurs enfants ? Les problématiques peuvent relever de la mobilité géographique, de l’accès aux transports ou encore du manque de compétences.

Au-delà des constats, il faut ensuite envisager les leviers à notre disposition pour remédier au problème. On peut continuer à se plaindre que les compétences dont on a besoin ne sont pas disponibles sur le marché ou décider de recruter des profils que l’on va former au cœur de l’entreprise. Ces dernières années, on a vu se multiplier les initiatives portées par les entreprises en matière de formation. Face à la problématique du logement, il y a aussi des choses à faire pour aider les employés à se loger, à travers l’octroi de primes, la mise à disposition d’un logement de fonction, l’accompagnement à l’installation des nouveaux employés. Les entreprises peuvent aussi offrir plus de flexibilité à leurs employés, divers services correspondant à leurs besoins. Si les problèmes sont identifiés, il est alors possible d’envisager les moyens d’y remédier.

Cela implique une prise de conscience de la part de l’employeur, une volonté de changer, de réenvisager le rapport au travail…

Exactement. C’est sans doute à ce niveau que le changement le plus important, le plus profond, doit s’opérer. Comment rendre le travail soutenable ? Comment puis-je le réorganiser pour permettre à mes collaborateurs d’être plus productifs en passant moins de temps au travail ? Comment doit évoluer le management à la faveur d’une approche plus collective du travail ? Il faut envisager la productivité à travers des indicateurs qui valorisent la contribution de chacun au service d’un projet collectif.

Un des grands débats de la sphère RH, aujourd’hui, a trait à la semaine de quatre jours…

Par rapport à ce débat, la vraie question à se poser devrait concerner la manière dont on met à profit le temps dont on dispose. Peut-on être aussi productif sur quatre jours que sur cinq ? Et comment ? Envisager l’opportunité de passer à une semaine de quatre jours nous pousse à nous poser les bonnes questions, à repenser nos organisations, à éliminer le superflu. In fine, quelle que soit la forme que prend la réduction du temps de travail, il faut que cela soit profitable et soutenable pour tout le monde. Si l’enjeu est de parvenir à des formes du travail plus soutenable, la question de la réduction du temps de travail doit être posée et explorée dans toutes ses dimensions. Keynes affirmait que l’on ne travaillerait plus que 15 heures par semaine grâce aux gains de productivité. Il n’avait sans doute pas prévu la croissance des tâches qui ne contribuent pas effectivement à la création de valeur.

On a déjà évoqué l’IA, comme une réponse à la pénurie. Quels sont les enjeux relatifs à son intégration au cœur de l’entreprise ?

C’est de l’envisager comme un moyen permettant de rendre le travail plus soutenable. Si le discours autour de l’IA nous dit qu’elle va permettre d’automatiser les tâches répétitives et pénibles, ce n’est pas toujours le cas. Dans beaucoup de cas, l’IA est mise en œuvre pour réaliser des tâches valorisantes ou à travers lesquelles on peut apprendre. Si l’on confie à ChatGPT et Midjourney le soin de produire des œuvres d’art pendant que nous continuons à être occupés sur des tâches ingrates, répétitives, peu épanouissantes, je pense que l’on s’est trompé.

On peut aussi voir que l’intelligence artificielle vient aujourd’hui supprimer des emplois d’entrée de marché ou de carrière. La technologie permet d’automatiser de nombreuses tâches que l’on avait jusqu’alors tendance à confier à des employés juniors, pour leur permettre d’acquérir de l’expérience. Cela soulève la question de la manière avec laquelle des jeunes vont pouvoir se faire la main sur des dossiers si les tâches opérationnelles qui leur étaient confiées sont effectuées par l’IA.

« Si ce que nous faisons contribue à la dégradation du lien social, de la planète, de la vie des autres, ce n’est pas durable. »

D’autre part, il y a plein d’autres métiers, autour des soins à la personne notamment, pour lesquels on ne pense pas assez à la technologie pour soutenir les salariés. On a tendance à penser que ces métiers sont plus difficilement automatisables. Au regard de la pénibilité de certains jobs, je pense que la technologie peut contribuer à les rendre plus durables. La technologie doit être considérée comme un moyen à notre service.

« La technologie doit être considérée comme un moyen à notre service. »

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