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La bonne inspiration de Jean-Louis Etienne

À 77 ans, le célèbre médecin explorateur Jean-Louis Etienne met en œuvre POLAR POD, un projet exceptionnel qui doit permettre de mener des missions scientifiques dans les conditions hostiles de l’océan Austral. Avec nous, il évoque cette mission de grande ampleur, ce qui l’anime et les qualités nécessaires pour, en tant qu’explorateur ou chef d’entreprise, braver l’inconnu. Nous remercions la société luxembourgeoise spécialisée dans le domaine de la sécurité de l’information dartalis de nous avoir offert l’opportunité d’échanger avec lui, suite à son intervention remarquée lors de l’événement Dartalis Defense Day en mars dernier.

July 16, 2024

« Il est essentiel d’entretenir l’envie »

Pouvez-vous nous présenter le projet POLAR POD, dans lequel vous investissez actuellement. Quelle est sa genèse ? Quelle ambition poursuit-il ?

POLAR POD est né d’une attente de la communauté scientifique, désireuse de mener des recherches au niveau de l’océan Austral, qui entoure l’Antarctique. Parce qu’il est éloigné, difficile d’accès, les missions scientifiques y sont rares. Elles ne peuvent s’opérer que l’été en raison des conditions hostiles qui y règnent le reste de l’année. C’est un océan de tempêtes, que les marins ont baptisé les « cinquantièmes hurlants ». Aussi, cet immense océan est encore méconnu, bien qu’il soit un acteur majeur du climat et une réserve exceptionnelle de la biodiversité marine. L’enjeu scientifique était de faciliter la récolte de mesures in situ. C’est à cela qu’entend répondre POLAR POD. Les recherches opérées depuis la station s’articulent autour de 4 axes majeurs : les échanges atmosphère-océan, la surveillance de l’océan Austral par télédétection satellite, l’inventaire de la faune marine, les impacts anthropiques.

Comment ce projet entend-il procéder ?

Pour pouvoir mener des missions scientifiques dans cet environnement, nous avons conçu, avec le bureau d’ingénierie navale SHIP ST de Lorient, un vaisseau maritime un peu particulier. Il s’agit d’un navire inspiré du FLIP, la plateforme océanographique américaine, toujours en activité après 60 ans au service de la recherche, avec un fort tirant d’eau, pris dans les eaux profondes, et une faible surface à l’impact des vagues. Il s’agit donc d’une plateforme technique, sous la forme d’un navire vertical, de 100 mètres de hauteur, qui pourra accueillir des équipes scientifiques, qui se relaieront tous les deux mois. Ces opérations de ravitaillement et la relève des équipes s’effectueront au moyen d’un bateau, baptisé Persévérance, à partir duquel je vous parle en ce moment.

Combien de personnes occuperont le POLAR POD ?

La nacelle, située à 15 m au-dessus de la surface, est équipée pour héberger 8 personnes avec 6 mois d’autonomie. Si l’on souhaite faire une comparaison, ce vaisseau s’apparente à la station spatiale internationale. Entraîné par le courant circumpolaire tout au long de l’année, tel un satellite autour de l’Antarctique, le POLAR POD va permettre l’acquisition de données et d’observations sur le long terme qui seront transmises aux chercheurs, océanographes, climatologues, biologistes. 43 institutions scientifiques de 12 pays sont impliquées dans le projet. La volonté est d’avoir une station opérationnelle en 2026.

La mise en place de ce vaisseau d’exploration constitue un exploit technique exceptionnel. Depuis combien de temps travaillez-vous dessus ?

Nous avons engagé ce projet il y a douze ans. Le premier enjeu, en effet, était technique. Il faut partir du principe qu’aucun port ne peut accueillir une telle installation. Nous avons repris le principe de FLIP, que j’ai étudié pendant les deux premières années aux États-Unis. L’idée est de tracter le vaisseau, qui sera stationné à l’horizontale dans le port, jusqu’à l’endroit souhaité et de remplir les réservoirs pour le faire basculer à la verticale. Au-delà de ces enjeux techniques, le montage d’une telle opération implique d’importants efforts pour, au départ d’une idée, pouvoir rassembler des partenaires, trouver des financements, échanger avec les administrations, monter les structures en charge de l’exploitation. Tout ce travail prend du temps et exige, comme l’indique le nom de mon bateau, de faire preuve de persévérance.

Vous êtes connu pour les nombreuses missions d’exploration que vous avez menées. Qu’est-ce qui vous a poussé, à un moment, à vous aventurer dans des contrées inconnues ou hostiles ?

Je suis né à la campagne, à la montagne. J’ai toujours aimé vivre dehors. Dès que j’ai eu une tente, j’ai passé la plupart de mon temps à l’extérieur, à m’inventer des expéditions. C’est en moi depuis que je suis tout petit. Après une formation technique, de tourneur-fraiseur, je me suis engagé dans des études de médecine. En tant qu’interne en chirurgie, je ressentais toujours cette envie de faire des expéditions. J’ai alors décidé de proposer mes services de médecin dans le cadre de missions d’exploration. Cela m’a amené à faire la course autour du monde, avec Éric Tabarly, un marin français très connu, ou encore à gravir la face nord de l’Everest. Progressivement, j’ai abandonné la chirurgie pour prendre une part active à diverses expéditions et à en monter moi-même.

Jusqu’à envisager de rejoindre le pôle Nord en solitaire…

J’ai alors 38 ans. Je viens de gravir la face nord de l’Everest. Cela faisait presque 10 ans que je faisais des expéditions. Je me suis alors dit qu’il serait intéressant de clôturer cette vie-là en montant ma propre expédition. C’est ce cheminement qui m’a amené, en 1986, dans cette aventure. La démarche est comparable à ce que nous cherchons à accomplir avec POLAR POD. Une telle expédition était ambitieuse et particulièrement difficile à monter, à préparer.

Vous avez relevé cet exploit. Et force est de constater que c’est loin d’avoir été l’aboutissement de votre vie d’aventurier…

Après 63 jours de marche, en arrivant au pôle Nord, soulagé et heureux d’avoir accompli cet engagement, j’ai considéré ce que j’avais réalisé et je me suis dit que la suite de ma vie serait consacrée à l’organisation d’expéditions. On me qualifie d’explorateur. Je me considère avant tout comme un chef d’entreprise. Monter de telles missions, c’est avant tout une approche entrepreneuriale. Il faut constituer des équipes. À l’heure actuelle, j’emploie 22 personnes. Il s’agit de mobiliser des financements, de fixer des objectifs et des jalons pour mener le projet à bien. C’est aussi, comme dans toute entreprise, gérer la comptabilité, payer ses taxes, sesoumettre à des contrôles fiscaux. C’est la vraie vie en somme…

Il y a quand même un goût pour l’aventure un peu plus prononcé que chez la plupart des entrepreneurs ?

Sans doute. C’est ce goût de l’aventure, très certainement, qui me permet de tenir bon face à toutes les contraintes qui s’imposent à moi, notamment dans un projet comme POLAR POD. Dans la mesure où c’est l’État qui finance la construction du vaisseau, nous devons composer en permanence avec les procédures. Nous découvrons toute la complexité administrative. C’est une tout autre aventure, au niveau de laquelle le bon sens s’efface souvent au profit des règles édictées. Ce qui se révèle particulièrement épuisant. Nous sommes confrontés à ces personnes « de papier » qui nous parlent de normes relatives à la sécurité, qui s’attachent à des éléments sans tenir compte de la réalité du terrain. Ils voient la sécurité à travers des textes. Et je dois leur rappeler que, dans la mesure où c’est moi qui vais sur le terrain, je suis bien plus concerné qu’eux par ces enjeux. À ce titre, nous sommes vraiment accablés par les normes. Il faut discuter, demander des dérogations. Tout cela prend du temps. Cela exige effectivement de temps en temps d’avoir un peu plus de patience et de persévérance que d’habitude.

L’aventure semble entretenir la jeunesse. À 77 ans, vous ne semblez pas fatigué… Qu’est-ce qui vous anime encore et toujours aujourd’hui ?

C’est l’envie. C’est le projet. Des expéditions, j’en ai mené beaucoup. Au fil de ces projets, avec les équipes qui m’ont rejoint, nous avons évidemment rencontré des obstacles, connu des désillusions, été confrontés à des défaillances. Mais ce qui maintient les équipes engagées, c’est le but poursuivi, l’envie d’accomplir quelque chose. Pendant longtemps, tu as l’impression de stagner, de ne pas avancer. Mais si l’envie est là, si elle est entretenue, on tend vers l’objectif, jusqu’à l’accomplissement. Pour moi, le boulot d’un chef, c’est d’entretenir cette envie. Il est avant tout le garant du rêve. C’est à lui de le ramener régulièrement à la surface, de rappeler à ses équipes, lorsque le moral baisse, pourquoi ils ont rejoint le projet. Sans cesse, il faut veiller à raviver l’envie initiale pour que l’on puisse, ensemble, aller de l’avant. Et même vis-à-vis de l’administration, qui peut elle aussi s’avérer par moment un peu dépassée par un projet aussi innovant que POLAR POD, il faut régulièrement rappeler l’objectif.

Comment cela ?

Je compare notre projet à une ascension en montagne. Il faut rappeler aux différentes parties prenantes que, dès le départ, on a décidé de faire une ascension difficile. Le projet est ambitieux. L’envie doit être à la hauteur de l’enjeu. Évidemment, il y a des passages difficiles. Mais il ne faut pas perdre de vue cet objectif fort que l’on a décidé de poursuivre ensemble.

D’une manière générale, je le dis tout le temps lors des conférences que je suis amené à donner, auprès des jeunes et moins jeunes : l’envie, c’est précieux. Cependant, ce n’est pas parce que vous avez forcément envie de quelque chose, qu’il s’agisse d’une bien ou d’une relation amoureuse, que tout est facile ou que cela va se réaliser sans effort. On n’est pas tous les jours gratifié pour ce que l’on accomplit. Mais il faut tenir bon. Et on ne peut pas le faire si on n’entretient pas l’envie.

Quand on s’apprête à affronter l’inconnu, l’envie seule ne suffit pas. Atteindre son objectif exige aussi d’être capable de transformer le rêve en réalité…

Beaucoup ont cette image de l’aventurier qui part seul à la poursuite de son objectif. On a tendance aussi à ne retenir que les réussites. Il faut savoir que si j’ai réussi à être le premier homme à atteindre le Pôle Nord en solitaire en 86, c’est notamment parce qu’il y a eu une première tentative en 85 qui s’est soldée par un échec. Mais celui-ci m’a permis de tirer des leçons, de comprendre ce qui n’a pas fonctionné pour mieux revenir à l’objectif.

Il faut aussi bien s’entourer…

Pour chacun des projets que je porte, pour chacune de mes aventures, il faut savoir que j’invente ou que je construis toujours quelque chose. C’est cette innovation, à l’instar de POLAR POD, qui doit permettre d’atteindre un lieu difficile d’accès, de répondre à l’attente de départ. Il s’agit de concevoir, de fabriquer. Cet aspect est sans doute associé à mon passé de technicien, en tant que tourneur fraiseur. J’adore la technologie, fabriquer des objets, y réfléchir. Cela me nourrit énormément. Cependant, je suis un généraliste. Pour atteindre la destination, il me faut m’entourer de techniciens, d’ingénieurs, les embarquer avec moi.

Comment, lorsque l’on entend braver l’inconnu, se prépare-t-on à l’imprévu ?

La préparation est un élément important. Celle-ci s’exprime dans tout ce que nous avons évoqué, dans la constitution d’une équipe, à travers les obstacles et les échecs vécus, dans la recherche de financement. Pour atteindre un objectif, il faut agir sur divers fronts, faire avancer en permanence une multitude de choses, essayer de comprendre, d’expliquer. Faire preuve de pédagogie, face à des enjeux techniques, est un élément essentiel afin de faciliter le partage des connaissances, permettre à chaque personne impliquée de mieux appréhender les enjeux. Au final, ce sont des kilomètres de mails, des centaines de coups de téléphone, des heures d’échanges et de négociation.

« Pour moi, le boulot d’un chef, c’est d’entretenir cette envie. Il est avant tout le garant du rêve. C’est à lui de le ramener régulièrement à la surface, de rappeler à ses équipes, lorsque le moral baisse, pourquoi ils ont rejoint le projet. »

Dans un monde en transition, les dirigeants sont aussi de plus en plus confrontés à l’inconnu. Quels conseils leur donneriez-vous ?

Quand on souhaite explorer des territoires inconnus, il est particulièrement important de se préparer en gardant tous les sens en alerte, rester ouvert, dans l’échange, afin de capter tout ce qui peut enrichir le projet. L’enjeu est en permanence de chercher à améliorer son fonctionnement, son produit ou son service, à améliorer la satisfaction du client. Il ne faut jamais oublier d’oser.

Qu’entendez-vous par là ?

Oser, c’est engager son imagination au-delà des certitudes. C’est comme cela que l’on peut innover, porter de nouveaux projets, rester en mouvement et continuer d’avancer. Il est aussi important que le chef d’entreprise cherche à regarder au loin. Aujourd’hui, il est entouré de jeunes, très agiles, capables de trouver trèsrapidement de l’information. Et souvent, quand ils ont atteint leur propre objectif, quand ils ont obtenu ce qu’ils sont venus chercher, ils vous quittent. Auprès d’eux, il faut pouvoir entretenir la passion, les accompagner le temps qu’ils sont à vos côtés. Il faut adapter son management. Je me suis rendu compte que, souvent, quand vous cherchez à imposer l’autorité, c’est que vous l’avez perdue. Plus que jamais, il faut l’incarner, cela en indiquant la direction poursuivie, en maintenant des relations simples, humaines, vis-à- vis de chacun. Le rôle du dirigeant, comme le disait Jean Jaurès, c’est avant tout de tendre vers un idéal tout en comprenant le réel.

Vos aventures vous ont amené dans des situations extrêmes cocasses. Quand on est seul, face au danger, à quoi se raccroche-t-on ?

Face au danger, c’est l’instinct de survie qui prédomine. Il s’agit de survivre, coûte que coûte. Au fil de mes expéditions, bien qu’ayant connu des situations difficiles, j’ai toujours été chanceux. Pour revenir sur une situation cocasse, lors d’une traversée du pôle Nord en ballon, j’ai été amené à atterrir en Sibérie, après 5 jours de vol et le survol d’une zone militarisée. C’est le principe du ballon, on ne choisit pas toujours où l’on se pose. Une fois au sol, sans visa, j’ai rapidement été interpellé par les services de renseignements russes, le FSB, qui me suspectaient d’être un espion. S’en sont suivis 3 jours d’interrogatoire. Cela dit, dans la mesure où j’étais parvenu à mener à bien mon expédition. J’étais dans un état d’esprit assez serein. L’intervention du Quay d’Orsay a permis ma libération après quelques jours.

Vous êtes un adepte des pôles. Plus que quiconque, vous avez dû les voir se dégrader en raison du changement climatique. Quel est votre état d’esprit ou regard sur le défi climatique, les enjeux de transition à mener, l’action ou l’inaction de l’humanité face à ces problématiques ?

Le réchauffement climatique se présente pour tous comme une évidence incontestée. La problématique concerne tout le monde. Une part importante de l’humanité fait face à d’importantes difficultés en raison de ce dérèglement : des canicules, des sécheresses, des difficultés à accéder à l’alimentation. On arrive aux limites de la civilisation carbone. Le réchauffement climatique, c’est une maladie chronique que nous avons créée. Il nous faut désormais trouver un traitement d’urgence qui agit rapidement. Il va dès lors falloir décarboner l’énergie.

C’est la base de tout. Il va nous falloir être inventif, pour créer des installations plus économes en énergie, parvenir à répondre à nos besoins autrement qu’en utilisant des énergies carbonées, avec le nucléaire, le renouvelable ou encore l’hydrogène. Il faut considérer ce défi comme une opportunité.

Cela ne semble pas affecter votre optimisme…

Non, parce qu’on a conscience de notre situation. Nous avons aussi l’intelligence des solutions. Nous devons nous adapter, agir en consommateur averti. La solution est à la fois comportementale et technologique. L’océan Austral en l’occurrence mérite d’être étudié dans ce contexte. C’est le principal puits de carbone océanique de la planète. C’est un régulateur essentiel du climat. Il est important de préciser que POLAR POD, est un vaisseau écologique, zéro émission. Entraîné par le Courant Circumpolaire Antarctique, il aura un impact très limité sur l’environnement. Pour alimenter les équipements scientifiques, l’éclairage, les télécommunications, l’informatique, le dessalement de l’eau de mer, l’eau chaude et la cuisine, la production d’électricité sera assurée par 6 éoliennes Kingspan de 3,2 kW et des cellules photovoltaïques.

 

POLAR POD

Projet d’envergure essentiel, POLAR POD est toujours à la recherche de mécènes, de partenaires ou de sponsors. Si vous souhaitez prendre part à l’aventure ou en apprendre plus sur ce projet remarquable : www.polarpod.fr

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