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Grand entretien : « Face au défi climatique, il faut sortir de l’ère de l’inefficience »
Bertrand Piccard, Fondateur & Président - Fondation Solar Impulse
October 28, 2021
Après avoir fait le tour du monde à bord du Solar Impulse, un avion alimenté exclusivement par l’énergie solaire, Bertrand Piccard s’est donné un autre défi : identifier et labéliser 1.000 solutions contribuant à la protection de l’environnement qui soient à la fois efficientes et rentables. Un nouveau challenge qu’on lui disait impossible à réaliser et qu’il a relevé, avec 1.260 solutions désormais répertoriées. Cet insatiable explorateur, animé par un formidable esprit de pionnier, entend démontrer que nous avons à notre disposition toutes les solutions nécessaires pour relever le défi climatique sans pour autant s’engager sur la voie de la décroissance.
À travers ce que vous accomplissez, que l’on parle du tour du monde à bord de Solar Impulse ou des 1.000 solutions propres de la Fondation Solar Impulse, qu’est-ce qui vous anime ?
BERTRAND PICCARD : Pour toutes ces initiatives, la motivation est la même : promouvoir les technologies propres et les énergies renouvelables. Avec Solar Impulse, il s’agissait d’accomplir quelque chose qui semble a priori impossible avec ces technologies. Avec la Fondation Solar Impulse, c’est encore plus concret. Il s’agit de démontrer que ces technologies sont aujourd’hui devenues rentables et que, par conséquent, les solutions que nous avons identifiées peuvent être utilisées par les industries, par les entreprises, par les autorités pour créer de l’emploi. Il n’y a aujourd’hui plus aucun conflit entre la protection de l’environnement et l’économie. Au contraire, on peut réconcilier l’économie et l’écologie et c’est cela que je veux vraiment prouver.
Concrètement, avec cette initiative autour de 1.000 solutions propres et durables, quel est l’enjeu ?
B.P. : Nous nous sommes lancé le défi de trouver 1.000 solutions qui répondent à trois critères. Premièrement, ces solutions doivent exister. Il ne s’agit pas de vagues idées pour le futur. Deuxièmement, elles doivent être financièrement rentables pour ceux qui les produisent et ceux qui les utilisent. Troisièmement, elles doivent être protectrices de l’environnement. Si ces trois éléments sont réunis, on peut alors attribuer le label Solar Impulse Efficient Solution, qui est actuellement le seul au monde à certifier la rentabilité d’un produit qui protège l’environnement. Où en êtes-vous dans l’identification de ces 1.000 solutions ?
B.P. : Quand nous avons mis cette initiative sur pied, on m’a prédit que ce serait impossible. Personnellement, j’adore lorsque l’on m’annonce cela au départ. C’est de nature à me stimuler et je ressens un plaisir magnifique à montrer qu’en fait, c’est totalement possible. La preuve, c’est que début juillet nous en avions identifié 1.260 et que les projets continuent à affluer. L’analyse de toutes ces solutions est réalisée par un groupe composé de 350 à 420 experts indépendants, selon les périodes, suivant un processus certifié par EY. Ce qui donne une grande valeur, et d’importantes garanties de rigueur, à ce label.
Que vous soyez parvenus à labelliser 1.200 solutions efficientes, propres et profitables, qu’est-ce que cela indique à vos yeux ?
B.P. : Je trouve cela très encourageant. Cela montre qu’il y a déjà beaucoup de solutions existantes. Mais cela révèle aussi que les gens ne les connaissent pas. Ils continuent à parler de problèmes insolubles, à évoquer les coûts auxquels il faut consentir pour la protection de l’environnement. Alors que, au contraire, on se rend compte que des solutions aujourd’hui disponibles sont rentables, créent de l’emploi. Ce qu’il faut désormais, c’est les utiliser.
Quel est le frein au fait que l’on n’utilise pas ces solutions aujourd’hui ?
B.P. : Le plus grand frein, c’est le cadre légal archaïque dont nous disposons aujourd’hui. Celui-ci permet de polluer, d’émettre autant de CO2 que l’on veut dans l’atmosphère, de laisser se déverser autant de plastique que l’on veut dans les océans, de répandre des produits chimiques dans les sols et dans l’air… Les entreprises ont la possibilité de polluer en disant que ce qu’elles font est totalement légal. Il faut donc moderniser ce cadre législatif au même titre que les technologies disponibles ont évolué. Si on ne pouvait pas faire mieux autrefois, désormais c’est possible. Le cadre légal doit créer une nécessité pour les entreprises d’utiliser ces nouveaux systèmes et solutions.
Comment cela peut-il être illustré ?
B.P. : Je vous donne un exemple. Une des solutions labellisées vient d’une start-up française du nom de
Eco-Tech Ceram. Elle permet de récupérer la chaleur perdue dans les cheminées des usines et de la recycler. Le système permet de réduire de 20 % la facture énergétique. C’est fondamentalement rentable. Cependant, il est toujours autorisé de gaspiller l’énergie, de la laisser s’enfuir à travers des conduits de chaleur. Et c’est le cadre légal, à mes yeux, qui doit favoriser l’utilisation de ces technologies permettant d’être plus efficient. Un autre exemple : la société Waga a développé un système de récupération du méthane émis par les décharges publiques. Elle permet de le transformer en énergie directement utilisable. Il faut savoir qu’il y a 20.000 décharges publiques dans le monde et que l’impact du méthane sur le changement climatique est 28 fois supérieur à celui du CO2. Or, c’est toujours permis de laisser le méthane s’échapper des décharges. Waga pourrait prospérer encore plus vite et créer davantage d’emplois. On passe à côté d’opportunités industrielles et on perd du temps face au défi climatique. Moi, je milite beaucoup pour une modernisation des réglementations, des standards et des normes, pour pouvoir tirer sur le marché toutes ces solutions créatrices d’emplois, de profit et qui contribuent à la protection de l’environnement.
Votre démarche est orientée technologie. Est-ce que vous pensez que la technologie est la principale clé pour répondre aux défis qui nous occupent ?
B.P. : La technologie est un moyen placé au service d’un objectif poursuivi. On peut détruire le monde en utilisant la technologie comme on peut le sauver. Cela dépend de la manière de l’utiliser, au service de quoi elle est placée. Quels sont les choix qui s’offrent à nous aujourd’hui ? D’une part, on peut continuer à évoluer dans un monde de gaspillage, d’inefficience ou de surconsommation, qui nous conduit à un désastre écologique. D’autre part, on peut aussi choisir de décroître, comme certains le préconisent, c’est-à-dire de réduire l’activité économique. Cette option va nous conduire au chaos social, avec des centaines de millions de chômeurs, des troubles sociaux, beaucoup de résistance de la part de la population. Je pense qu’aucune de ces options n’est crédible.
Que préconisez-vous alors ?
B.P. : Ce que j’appelle la croissance qualitative. C’est quand on crée des emplois et du profit, en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. Je ne parle pas forcément de haute technologie, mais de privilégier des approches logiques autant qu’écologiques.
Le gros problème, au niveau environnemental, c’est que l’on vit dans une société de gaspillage et d’inefficience. Aujourd’hui, 3/4 de l’énergie produite est gaspillée, tout comme la moitié de la nourriture et la moitié des minerais extraits du sol. 95 % des déchets sont aussi gaspillés parce que l’on ne comprend même pas que cela constitue des ressources que l’on peut utiliser pour autre chose. La technologie doit servir à résoudre ces problématiques d’inefficience et de gaspillage, qui sont coûteuses et polluantes.
Une des tendances, pour les années à venir, est d’intégrer le coût de la pollution et des émissions de gaz à effet de serre, dans les produits et les services proposés. Quel regard portez-vous sur ces évolutions ?
B.P. : Je trouve nécessaire que la pollution soit davantage taxée. Il est primordial d’empêcher les gens de polluer avec des technologies archaïques et inefficientes, mais au contraire de les inciter à opter pour des technologies propres, modernes et efficientes ainsi que pour des énergies renouvelables, puisque c’est maintenant possible et rentable. Je ne parle pas ici des derniers concepts issus des laboratoires de recherche, mais de systèmes existants sur le marché permettant de mieux isoler une habitation, de solutions de chauffage plus efficientes, de toutes la palette d’énergies renouvelables, de pompes à chaleur, de moyens de recycler les déchets… Des choses relativement basiques… Et comme tout cela est rentable, il ne devrait plus être permis de continuer à utiliser des vieux trucs.
Il existe des systèmes qui permettent de réduire de 80 % les émissions de particules toxiques d’un moteur diesel. Mais comme il est toujours permis d’en émettre énormément, les gens ne les utilisent pas.
« L e cadre légal doit favoriser l’utilisation de ces technologies permettant d’être plus efficient »
Il n’y a donc plus de bonne raison de ne pas activer la transition écologique…
B.P. : Les énergies renouvelables commencent à coûter moins cher que le gaz et le charbon. On prend conscience que la transition écologique constitue une opportunité économique extraordinaire. La difficulté, c’est que cela implique de secouer la paresse des gens, de les sortir de leur inertie. On voit que ceux qui utilisent aujourd’hui de vieux processus, coûteux et polluants, veulent les faire durer le plus longtemps possible parce que c’est plus simple. Changer son chauffage, cela permet de faire beaucoup d’économies financières, mais c’est un peu compliqué : il faut faire des démarches, il faut choisir, il faut attribuer des mandats. C’est tellement plus simple de continuer à faire comme on a toujours fait. C’est cela qu’il faut changer. Il faut insuffler l’esprit de pionnier chez ceux qui sont capables de l’appliquer, et beaucoup d’entreprises le sont. Et pour ceux qui n’en sont pas capables, il faut les contraindre, au nom de la protection de l’environnement, dans la mesure où les solutions qui permettent de le faire sont rentables.
La Commission européenne semble s’engager fortement en faveur de la transition, notamment à travers son plan de relance. Quels sont les enjeux liés à sa mise en oeuvre ?
B.P. : Le Green Deal est une excellente chose. Il donne un cadre pour le futur de l’Europe. Maintenant, l’enjeu est de transformer la vision en une réalité quotidienne concrète. Placer un objectif à 2030 ou 2050, c’est bien. Mais c’est aujourd’hui qu’il faut agir, pas en 2029 ou 2049. Les gens n’ont pas encore compris que pour une relance économique créatrice d’emplois, on est obligé de miser dès à présent sur les industries du futur, les activités qui ont un avenir. Il faut arrêter d’investir dans ce qui appartient au passé. Dans l’industrie automobile, il faut cesser de soutenir la production de moteurs diesel dans la mesure où ils ne pourront plus circuler dans les villes d’ici cinq à dix ans. Dans la construction, il faut faire le choix de ciment ou de béton à faible émission de gaz carbonique, parce que c’est possible, c’est rentable et profitable pour tout le monde. Mais cela implique de changer des habitudes, de modifier des règlements, de légiférer autrement. Or, le monde actuel est terriblement prisonnier d’un modèle bureaucratique, administratif, technique, politique, énergétique… qu’il est difficile de faire bouger.
Comment inviter chacun à agir ?
B.P. : On peut se réjouir de voir les jeunes descendre dans les rues pour inciter les gouvernements à agir pour le climat. De mon côté, face à cet appel à l’action, ma réponse est de montrer 1.200 manières d’agir qui sont favorables pour l’environnement, pour les entreprises, pour le consommateur… Et ça, ça commence à séduire des régions, des gouvernements, des entreprises. C’est intéressant de voir des entreprises qui prennent un vrai virage énergétique et qui commencent à vendre de l’efficience davantage que de l’energie. Engie, par exemple, s’adresse à ses clients en leur disant « on va vous aider à réduire votre consommation d’énergie et on partage les bénéfices ». Avec ce modèle, moins ils vendent d’énergie, plus ils gagnent d’argent dans la mesure où ils se rattrapent sur l’efficience. Un tel modèle permet de découpler le PIB de la consommation des ressources et de l’associer à la qualité de l’efficience.
Face à l’ampleur du défi, on peut vite se décourager. Quand vous vous êtes lancé dans l’aventure Solar Impulse, on vous a aussi dit que ce que vous souhaitiez accomplir était impossible. Selon vous, comment peut-on réussir l’impossible ?
B.P. : En modifiant les certitudes et les habitudes. L’impossible relève d’un état d’esprit, pas de la réalité. C’est la conséquence de notre manière de pensée, qui elle-même émane d’un conditionnement, de nos acquis et de nos expériences. C’est ce conditionnement qu’il faut changer. Les spécialistes ont souvent beaucoup de peine à faire évoluer leur conception des éléments. L’exemple de Solar Impulse traduit bien cela. Son fuselage, les ailes, toutes ses grandes pièces n’ont pas été fabriqués par un constructeur aéronautique, parce qu’ils pensaient que c’était impossible. Ces éléments ont été conçus par un chantier naval. Eux ne savaient pas que c’était impossible.
À partir du moment où l’on change de paradigme, nos axiomes de base, on arrive à développer des manières de penser différentes, on devient beaucoup plus créatif. L’innovation ne se manifeste pas avec une nouvelle idée, mais devient possible quand on abandonne une vieille croyance. À partir de là, on trouve la liberté de penser autrement.
« L’innovation ne se manifeste pas avec une nouvelle idée, mais devient possible quand on abandonne une vieille croyance »
Comment expliquer que vous, plus que tout autre, parvenez à repousser les limites que la plupart considèrent comme étant du domaine du possible ?
B.P. : Toute ma vie, j’ai vu des gens qui faisaient des choses considérées comme étant impossibles. Quand mon grand-père a réalisé la première ascension stratosphérique, tout le monde considérait cela comme irréalisable. Quand mon père est descendu dans la fosse des Mariannes avec son bathyscaphe, en 1960, tout le monde disait que c’était impossible. Étant enfant, j’ai rencontré tous les astronautes du programme spatial américain alors que le monde n’imaginait pas que l’on puisse marcher sur la Lune. Puis toutes ces choses se sont faites. Quand j’ai envisagé de faire le tour du monde en ballon ou de voler grâce à l’énergie solaire, beaucoup de gens m’ont dit que c’était impossible. Ces contradicteurs sont de puissants stimulants. Ils vous invitent à faire preuve de créativité, à être innovant. Il faut aussi beaucoup de persévérance. La plupart des gens n’osent pas, simplement parce qu’ils ont peur de l’échec.
De tels succès ne s’accomplissent pas tout seul…
B.P. : Non, il faut des équipes. La fondation Solar Impulse, ce sont 47 personnes chargées d’identifier les solutions, et 350 à 420 experts indépendants dont la mission est d’analyser les dossiers. Il y a des partenaires industriels, des start-ups formidables qui nous accompagnent.
Mais quand vous initiez un tel projet, vous êtes seul et il faut convaincre…
B.P. : Alors, c’est sûr qu’avec une idée comme celle-ci, on ne parvient pas à convaincre les paresseux, les sceptiques et les rigides. Mais on peut mobiliser les créatifs, les entreprenants, les audacieux. Et je peux vous dire ô combien c’est formidable une équipe qui se crée pour atteindre l’impossible. C’est un foisonnement d’idées, de solutions, d’hypothèses de travail. À chaque fois, plutôt que de se dire ce n’est pas possible, on évoque un « et pourquoi pas ?
Face à l’ampleur de la tâche, considéreriez-vous que nos dirigeants actuels se classent davantage dans la catégorie des paresseux ou des rigides ?
B.P. : Certains oui, d’autres ont peur de changer ou n’en comprennent pas les avantages. Tout dirigeant d’entreprise a des obligations de rentabilité. Un élu politique, lui, doit créer de l’emploi. Si le premier ne crée pas de profit, il perd son poste. Si le second ne génère pas d’emploi, il n’est pas réélu. Si bien que, lorsqu’on leur parle de protection de l’environnement, en leur disant qu’il faut des sacrifices, réduire la voilure du système économique, moins de consommation, moins d’industries, ils sont échaudés. Ils ne peuvent pas s’inscrire dans de telles logiques. Par contre, si on leur prouve que la protection de l’environnement, c’est rentable, que ça crée de l’emploi et que c’est porteur d’opportunités industrielles, on a leur écoute.
Aujourd’hui, comment cette écoute se traduit-elle en projets ?
B.P. : Par exemple, nous avons un partenariat très solide avec la région Grand-Est, voisine du Luxembourg, pour le développement de solutions créatrices d’emplois sur le territoire, et ce dans tous les domaines. La région Grand-Est devient pour nous un réel territoire d’expérimentation porteur d’opportunités. Nous avons aussi de très bonnes relations avec les promoteurs du projet de quartier urbain zéro carbone envisagé sur les anciennes friches industrielles d’ArcelorMittal, à Esch-Schifflange.
Pour conclure, quels conseils donneriez-vous à un dirigeant qui souhaite s’engager en faveur de l’environnement ?
B.P. : Ce serait de systématiquement utiliser tout ce qui, dans la technologie disponible aujourd’hui, permet d’être plus efficient. L’objectif devrait être de produire avec moins de ressources pour obtenir un meilleur résultat. Il faut se remettre en question notamment sur ce qui touche à l’énergie consommée, les ressources utilisées et la production des déchets. L’enjeu est de passer d’une production inefficiente, avec beaucoup de gaspillage, à un modèle orienté vers l’efficience.
Selon vous, cela peut-il suffire à relever les défis environnementaux qui nous occupent ?
B.P. : Cela doit permettre de faire la moitié du chemin. L’autre moitié doit clairement être réalisée avec l’utilisation des énergies renouvelables. Leur développement va dépendre de la région dans laquelle on se trouve. Dans le sud de l’Europe, il va clairement s’appuyer sur le solaire, dans le nord on est plutôt dans l’éolien. Dans les régions agricoles, la biomasse aura un rôle important à jouer. Il faut aussi utiliser l’énergie hydro-électrique de rivière, pas seulement celle de barrage. En combinant nos efforts, en s’engageant au service d’une société efficiente, on peut relever les défis auxquels nous sommes confrontés.