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La bonne inspiration de Catherine Barba

En France, c’est une pionnière du web. Catherine Barba a accompagné, en tant qu’experte et serial- entrepreneuse, le développement de l’économie numérique depuis la fin des années 90. Elle aborde pour ITnation certains défis à venir.

October 18, 2022

Crédit Photo © Marie De Decker

En France, c’est une pionnière du web. Catherine Barba a accompagné, en tant qu’experte et serial- entrepreneuse, le développement de l’économie numérique depuis la fin des années 90. Débordante d’énergie, enthousiaste, cette femme toujours curieuse et avide d’explorer de nouveaux territoires revient sur la révolution, essentiellement numérique, qui s’est opérée au fil des 30 dernières années. Elle aborde aussi certains grands défis à venir, essentiellement liés à la transformation du monde du travail, son nouveau « dada ». Elle nous donne ses clés à l’échelle d’une entreprise, en misant avant tout sur l’humain et en consacrant l’esprit d’entreprendre. Présente sur l’édition 2022 d’ICT spring, Catherine Barba a accordé une entrevue à ITnation :

« Face à l’incertitude, faire grandir sa culture entrepreneuriale »

On vous qualifie de pionnière de l’e-commerce en France. Pouvez-vous nous rappeler votre parcours et ce qui vous vaut ce statut ?

Quand j’ai commencé ma carrière, je pense qu’à peine 100.000 personnes en France étaient connectées à Internet. A la fin des années 90, j’ai eu l’opportunité d’aller faire un stage aux Etats-Unis où le World Wide Web commençait à exister. De retour en France, j’ai eu envie d’écrire un mémoire de fin d’études sur ce thème, qui m’a valu d’être remarquée par celle qui deviendra ma première employeuse, Viviane Prat, la présidente de l’agence media OMD. Dans un univers où tout était à construire, j’ai d’emblée acquis un statut d’experte, alors que je n’avais que quelques mois d’avance et seulement 23 ans ! J’ai débuté dans le monde de la publicité en ligne avant de me lancer dans l’entrepreneuriat. Ensuite, tout a été très vite. J’ai enchaîné Cashstore, le site de cashback que j’ai revendu en 2010 à mon concurrent, puis l’agence de création de sites e-commerce et de stratégie digitale Malinea cédée en 2013 aux fondateurs de veepee. com. Je suis retournée en famille aux Etats-Unis pendant cinq ans pour aller prendre le pouls de la transformation du commerce et, plus généralement, du monde du travail. Les changements qui s’opèrent sont bien plus profonds que la technologie. C’est ce qui m’amène aujourd’hui au développement de ma quatrième entreprise, dédiée au futur du travail.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé, au début de votre carrière, à vous intéresser au monde du numérique ?

J’ai retrouvé un devoir que j’avais réalisé en CM2. Nous étions invités à exprimer ce que nous imaginions faire plus tard. J’y expliquais que, adulte, je comptais « créer et diriger une société d’informatique », parce que c’était « un domaine qui allait devenir de plus en plus important » et qu’être son propre patron dans une activité nouvelle devait « donner beaucoup de travail et permettre de gagner beaucoup d’argent ». Nous étions en 1983… Je voulais être entrepreneure, sans bien savoir ce que cela représentait. Cette d’audace, cette envie d’explorer de nouvelles contrées, ce besoin de liberté devaient déjà être présents en moi. Je crois que la curiosité est en chacun de nous. C’est la rencontre des bonnes personnes qui permet de la transformer en désir d’agir. Il y a des rencontres magiques qui vous donnent la confiance d’oser aller là où vous n’auriez jamais imaginer aller.

« Cette envie d’explorer la nouveauté a toujours été présente en moi »

Au début des années 90, quand vous revenez en France, a-t-on conscience du potentiel révolutionnaire d’Internet ?

Pas vraiment. En France, l’utilisation du Minitel avait fortement retardé l’adoption d’Internet. Dans mon premier job, l’enjeu était d’envisager Internet comme un nouveau support publicitaire. Mon défi était de convaincre les marques de la pertinence d’investir dans ce media dont elles n’avaient jamais entendu parler. Je jouais, avec une poignée de joyeux pionniers, le rôle d’évangéliste.

 

Peut-on comparer cette situation à celle d’aujourd’hui, avec des marques qui s’interrogent sur l’opportunité d’investir de nouveaux espaces comme le metavers ?

Ce qui est sûr, c’est que les marques ne peuvent ignorer ces nouveaux espaces, qu’il s’agisse d’Internet à l’époque, du Metavers ou de la blockchain aujourd’hui. Si l’on veut identifier l’opportunité que cela représente pour son activité, il faut tester et décider. Ce qui importe est de sans cesse chercher à trouver des solutions aux problèmes de ses clients, idéalement en essayant d’adresser un enjeu de notre époque, climatique ou sociétal. Avoir un business responsable n’est pas une option en 2022.

 

Étiez-vous personnellement persuadée des changements qu’allaient apporter la technologie ?

« Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’explorer de nouvelles choses »

Ce qui m’intéresse avant tout, à l’époque comme aujourd’hui, c’est d’explorer de nouvelles choses, apprendre, transmettre, transformer. Je ne sais pas si ce dans quoi j’investis peut révolutionner le monde. Je n’ai ni cette prétention ni de boule de cristal. Mais les territoires où tout est à construire parlent profondément à l’entrepreneure en moi. Pour autant je ne spécule pas sur l’avenir. Je reste ancrée dans le présent. Rien n’est plus important pour moi que ce qui passe ici et maintenant.

 

Quels ont été, à vos yeux, les principaux apports de la technologie à nos sociétés ces 30 dernières années ? En quoi le numérique a-t-il changé la face du monde ?

En trente ans, le monde a profondément changé. Il y a beaucoup de choses que l’on fait plus vite, mieux, pour moins cher, dans tous les domaines, grâce à la technologie. Quand je raconte à ma fille comment on s’occupait enfant, cela lui paraît remonter à des temps immémoriaux. Est-ce que la technologie nous a rendu meilleurs ? D’une part, on peut se réjouir de cette simplicité de tout faire à distance, de créer plus facilement une entreprise, parfois pouvoir de mieux inclure des personnes marginalisées. De l’autre, on ne peut que déplorer la médiocrité abyssale des réseaux sociaux, leur consommation excessive. Il faut apprendre à nos enfants le discernement.

Crédit Photo © Marie De Decker

Au regard de ces constats, à quoi faut-il être particulièrement vigilant à l’heure où la transformation numérique des organisations et de la société dans son ensemble s’accélère ?

On doit prêter une attention particulière au collectif. A ce qui soude, ce qui créé le sentiment d’appartenance, l’engagement. Comment embarquer tout le monde dans la transformation de son entreprise ? Donner les moyens à chacun d’être acteur de cette transformation ? Dans tous les métiers on observe une obsolescence des compétences. Cela exige des investissements importants dans des programmes de formation, d’upskilling, reskilling… Les gens, et c’est normal, ont peur de perdre leur emploi, parce que leur savoir-faire est devenu vintage. A tous les étages d’une organisation, il faut être attentif à ces peurs et écouter, rassurer, donner envie. Au fond, le ferment le plus solide, ce sont les clients, l’envie de les servir toujours mieux, dans le respect de ses valeurs.

 

En cherchant toutefois à répondre à ce que sera le business demain…

Cela demande d’avoir un capitaine de navire très courageux et visionnaire, qui a de l’appétit pour ce qui est nouveau. Je siège au conseil d’administration du groupe Renault. Luca de Meo, directeur général du groupe, est quelqu’un qui a une vraie vision d’entreprise. Quand on sait que l’industrie automobile est responsable de 15 % des émissions de CO2 en Europe, il parait évident qu’il faut urgemment changer d’orientation.

Non seulement il faut aller vers la voiture propre, qu’elle soit à hydrogène ou électrique, mais aussi explorer tous les autres modes de déplacement plus respectueux de l’environnement. Aller aussi vers des métiers adjacents : l’assurance, l’énergie, l’économie circulaire, la cybersécurité… Demain, on ne vendra peut-être plus des voitures, mais des abonnements permettant d’accéder à des solutions de mobilité diverses. Le software prend le dessus sur la mécanique.

Face à ces changements, dans l’industrie automobile comme dans tous les secteurs, il faut repenser son business model et ce n’est pas simple. Dans quinze ans, si une entreprise existe toujours, car beaucoup vont disparaitre, elle générera sans aucun doute ses revenus d’une toute autre manière qu’aujourd’hui. Il faut une capacité incroyable de projection dans l’inconnu. Anticiper, c’est avoir cette vision et l’exécuter aujourd’hui, pour construire le futur commun dans lequel on aspire à vivre. Il faut aussi assez de cash pour investir dans les outils et dans les hommes (et femmes ! ) qui portent cette transformation.

 

Il faut aussi des talents…

Oui et qui viennent d’autres secteurs, d’autres métiers, qui apportent de nouvelles compétences. Beaucoup de jeunes n’ont plus forcément envie d’être salariés. Comme beaucoup d’entre nous, ils ont soif de plus d’autonomie, d’équilibre, de sens. L’important n’est pas tant de les recruter en CDI que de créer de la valeur avec eux autrement. Sans talents, point de croissance.

« L’enjeu, face aux transformations à l’œuvre, c’est de ne pas passer d’un extrême à l’autre »

Si l’on parle de commerce, entre vos publications « Shopping en ligne, même pas peur » et « Le magasin n’est pas mort », parues à quelques années d’intervalles, on voit que
la transformation numérique ce n’est pas noir ou blanc…

Nous sommes des humains, pas des robots. La base du commerce résidera toujours dans la relation, le plaisir de l’échange, la considération, l’écoute, le conseil. Rien ne remplace le physique. Le digital est un extraordinaire outil pour créer du lien humain à distance. L’omnicanal, c’est autant de choix possibles pour répondre aux besoins de son client, où il veut, quand il veut, comme il veut. Et la clé, face aux transformations à l’œuvre, c’est de trouver l’équilibre.

 

Comment doit se positionner l’humain vis-à-vis de la technologie ? Quelle est sa place ?

L’humain prime, bien sûr. A une époque, j’avais investi dans une application appelée « ma petite ville », qui permettait aux commerçants de proximité de faire venir le client dans leurs boutiques. L’application était très sophistiquée – trop ! Plus que d’outils, c’est d’accompagnement dont les commerçants indépendants ont besoin. Ce fut un échec. Chaque fois que l’on minimise le facteur humain dans un projet, on se plante.

 

Votre nouvelle aventure a pour thématique centrale le « future of work ». Le travail de demain, c’est notamment collaborer avec l’intelligence artificielle…

Peut-être, mais c’est aussi et surtout apprendre à durer comme entreprise plurielle et « hors-les-murs ». Aujourd’hui, des organisations, à l’instar d’AirBnB, sont passées en full remote. Je suis sceptique. Comment développer un sentiment d’appartenance ? Et comment faire travailler ensemble des personnes qui ne partagent pas le même statut, salariés et freelances ? Car de plus en plus les meilleurs talents, les compétences les plus recherchées, ne souhaitent plus être salariés. Qu’est que cela exige de réviser dans ma culture, mon organisation, les contrats de travail, la confidentialité des données… ? Le « Future of Work » pose des questions bien au- delà de l’IA et de la technologie.

 

Est-ce qu’il faut changer le monde à tout prix ?

La question me fait penser à ce brillant échange publié dans le Figaro que je vous invite à relire entre Sylvain Tesson et Régis Debray : « Faut-il changer le monde ou le contempler ? ». Mon mari est un contemplatif, j’admire sa façon de savourer la vie. Moi je résous mon angoisse dans l’action, c’est ce qui me réalise et me réjouit. Je veux croire que j’ai prise sur le monde, qu’à ma mesure je construis aujourd’hui le futur dans lequel j’aspire à vivre.

« J’ai envie d’avoir prise sur le monde, de le pousser vers là où je voudrais qu’il aille »

Crédit Photo © Marie De Decker

Quand on est le porteur du changement, comment appréhende-t-on cette notion de responsabilité ?

Commençons par agir à titre personnel. En tant qu’entrepreneure, je considère que mon rôle est par exemple d’encourager d’autres femmes à entreprendre. Non que je pense être un modèle, mais parce que je ressens la responsabilité d’agir pour rééquilibrer les choses. Je ressens aussi une responsabilité vis-à-vis des jeunes car la méritocratie, dont j’ai eu la chance de profiter, n’existe plus. Les destins sont très vite figés. Chez Envi, ma dernière entreprise, une partie des bénéfices réalisés sera investie pour financer l’entrepreneuriat des jeunes (c’est ce qui me motive à vite en faire !). A chacun ses batailles. Les miennes sont davantage axées sur la dimension sociétale plus qu’environnementale – même si j’essaie de me résoudre à renoncer à la côte de bœuf.

 

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Les jeunes, en général. Ils m’inspirent énormément. J’aime les écouter à l’âge où leur vocabulaire s’étoffe, où leur pensée s’affine. Essayer de comprendre comment ils voient le monde, comment leur pensée se traduit en actes, est très inspirant.

Les saints – je sais c’est surprenant – m’inspirent aussi beaucoup. Ils sont d’une incroyable modernité. Sainte Thérèse d’Avila au 16e siècle, Saint Ignace de Loyola, Charles de Foucauld ou Mère Teresa (avec qui je finis toutes mes conférences !) sont pour moi des boussoles.

Leur compagnie m’aide à prendre un recul régénérant face à l’agitation du monde. Ancienne khâgneuse, je suis restée très littéraire. Les écrivains classiques eux aussi m’accompagnent, j’aime l’écriture ciselée, voyager par les mots. Tout ce qui nourrit le cœur est important pour moi.

 

Vous avez su accompagner les grandes tendances, celles qui ont façonné nos sociétés au cours des 20 dernières années ? Quelles seront, selon vous, les grandes transformations des 20 prochaines années ?

A considérer que nous n’ayons pas tous grillé comme des saucisses Knacki, je pense que parmi les principaux changements à ceux qui concerneront le travail, la manière de se former et de travailler. La transformation du travail est la nouvelle frontière. On va vivre le travail autrement, avec plus de personnes à leur compte, plus d’indépendants. Accompagner ces transformations va m’occuper pendant peut-être pas vingt mais certainement les dix prochaines années de ma vie.

 

Depuis, trois ans, nous avons connu une succession de chocs intenses…

Oui, incroyable. Il ne manque plus que l’invasion de sauterelles. Et encore, elle pourrait arriver vite. Il faut s’attendre à tout. L’impossible est devenu probable.

 

Comment les grandes entreprises peuvent-elles se préparer à l’imprévisible ?

Il n’y a qu’une seule façon pour moi : en faisant grandir leur culture entrepreneuriale. Autrement dit en activant ce qui leur permet d’être plus agiles, de mobiliser les gens dans une direction nouvelles. Les aptitudes, l’audace, la niaque des entrepreneurs gagneront à être diffusées dans les grandes entreprises à tous les étages, pour faire de chacun des acteurs, des catalyseurs du changement, des « bougeurs » et des « bougeuses » de lignes.

« À l’avenir, on vivra le travail autrement »

Tout le monde nait entrepreneur ?

Non, mais chacun peut en adopter l’état d’esprit. Cela s’apprend. C’est l’objet de certaines formations d’ Envi que nous avons conçues avec des chercheurs en neurosciences. On peut apprendre à oser prendre plus de risque, à faire les choses différemment, à contourner les process inutiles, toujours pour le bien du client et dans le respect de ses valeurs. C’est certes plus facile pour un entrepreneur qui se lance que pour une grande entreprise qui porte le poids de son héritage, ses habitudes, ses lenteurs. Mais ma conviction est que, dans l’incertitude qui est la nôtre, faire grandir la part d’entrepreneur en soi permettra de faire grandir la confiance en l’avenir et de trouver plus vite de nouveaux modèles de croissance. Le temp presse. Alors oui, on le sait, les choses ne se passeront pas comme on avait prévu, mais avec l’état d’esprit lucide, pragmatique et optimiste des entrepreneurs, on trouvera toujours des solutions. Comme dit mon ami Philippe Bloch citant Jean Boissonnat : « A trop craindre le pire, on le fabrique ; à vouloir le meilleur, on y contribue ».

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