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« Entreprendre autrement, c’est intégrer les enjeux sociaux et environnementaux à son modèle »

« Entreprendre autrement ». Au mois de septembre, l’IMS Luxembourg nous invitait à envisager le monde de l’entreprise à travers le prisme encore trop méconnu de l’économie sociale et solidaire. Parmi les invités, Emmanuel Soulias, CEO de Pur Projet et ancien dirigeant d’Enercoop, la plus grande coopérative énergétique de France, a évoqué un futur s’appuyant sur d’autres modèles de développement pour nos entreprises et organisations. Son parcours, son action, ses propos ont de quoi nous inspirer, nous, citoyens mais aussi dirigeants d’entreprise, qui cherchons à redonner du sens à notre action. 

October 28, 2020

Emmanuel, pouvez-vous nous expliquer en quoi l’arbre constitue le meilleur investissement sur Terre, comme le prétend Pur Projet ?

Emmanuel Soulias, CEO de Pur Projet et ancien dirigeant d’Enercoop

L’activité de Pur Projet réside dans l’accompagnement des entreprises désireuses de réduire leurs impacts environnementaux en investissant dans des activités de reforestation, d’agroforesterie, de re-génération d’écosystèmes dégradés ou de conservation des forêts. Nous nous adressons à des acteurs qui, le plus souvent, s’appuient sur des filières d’approvisionnement liées au végétal, comme les fabricants de café, de chocolat ou encore de produits cosmétiques. Ces acteurs se rendent compte que l’impact des changements climatiques sont de plus en plus conséquents sur leur filière d’approvisionnement, fonctionnant souvent en monoculture, recourant à des intrants chimiques divers et variés. Sécheresse, chaleur intense, érosion, réduction de la biodiversité et donc pollinisation moindre affectent leur activité. En investissant dans l’arbre, on peut agir contre ces effets. Car l’arbre est magique. Quand on le plante au milieu d’une culture, il apporte de nombreux co-bénéfices. Il crée de l’ombrage, aide à la conservation de l’eau dans le sol, réduit le risque d’érosion, soutient la biodiversité. Ses fruits, mais aussi la matière première qui constitue l’arbre, permet aux populations locales de développer de nouvelles filières. 

« L’arbre est magique. Quand on le plante au milieu d’une culture, il produit de nombreux co-bénéfices »

Votre activité ne s’adresse toutefois pas uniquement aux acteurs travaillant avec des matières premières végétales ?

Non, nous accompagnons toutes les entreprises dans la gestion de leurs enjeux environnementaux, au travers d’une démarche globale. Nous cherchons d’abord à bien comprendre leur activité et ses impacts, établissons des diagnostics approfondis et cherchons les leviers pour réduire leurs émissions à leur échelle. Pour les émissions résiduelles, celles que l’on ne parvient pas à éliminer, on peut essayer de les compenser, en soutenant par exemple des projets de reforestation. L’arbre, ne l’oublions pas, à la capacité de séquestrer du dioxyde de carbone. 

Qu’est-ce qui vous a amené à rejoindre cette entreprise et, plus généralement, à vous engager dans l’économie sociale et solidaire ?

J’ai rejoint Pur Projet il y a 9 mois. Avant cela, j’ai accompagné pendant cinq ans la croissance d’Enercoop, qui est devenu le premier fournisseur militant d’énergie renouvelable en France, au départ d’un modèle coopératif. J’ai toujours voulu agir sur l’environnement, simplement parce que c’est ce qui me plaît. Je suis attaché à la nature, à la forêt. Au niveau de Pur Projet, lors de ma rencontre avec Tristan Lecomte, le fondateur de l’entreprise, on s’est dit qu’on avait des choses à faire ensemble. J’y apporte ce que je sais faire : la conduite d’un changement d’échelle, en professionnalisant la structure, en allant chercher des financements complémentaires, en structurant l’offre… 

En quoi ce changement d’échelle, ou scale-up, est nécessaire ?

Depuis sa création, il y a 10 ans, Pur Projet a planté 16 millions d’arbre. A côté de cela, il faut savoir que chaque jour, 10 millions d’arbres disparaissent à cause de la déforestation, des incendies, des maladies. Cela donne une idée de l’enjeu et révèle que, si l’on veut agir concrètement, il faut faire grandir le mouvement. 

Ce n’est pas désespérant ?

Non, parce qu’il faut le faire, parce que c’est nécessaire. Comme pour tous les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, si on baisse les bras tout de suite face à l’ampleur de la tâche, rien ne se passe… Au contraire, il faut insuffler des dynamiques, essayer de faire grandir les initiatives, essaimer, dupliquer. Il faut donner envie au plus grand nombre de répondre concrètement à ces enjeux essentiels, parce qu’on n’a plus beaucoup de temps. Et l’arbre, la forêt constituent des éléments essentiels à notre équilibre écologique et aussi économique. 

Vous êtes intervenus dans le cadre du Sustainability Forum 2020 proposé par l’IMS Luxembourg en septembre autour de la thématique « Entreprendre Autrement ». C’est quoi, pour vous, « Entreprendre Autrement » ?

La volonté était de faire un focus sur l’économie sociale et solidaire, sur l’entrepreneuriat social, sur l’innovation sociale. Au-delà du mot social qu’elles ont en commun, ces démarches visent à passer d’une économie qui est uniquement orientée vers le profit, la rémunération des actionnaires et un retour sur investissement purement financier, à des modèles qui valorisent d’autres impacts. L’idée n’est désormais plus uniquement d’afficher des comptes de résultats faramineux, mais de développer des entreprises qui, tout en étant profitables, génèrent des impacts sociaux et environnementaux positifs. Entreprendre autrement, c’est intégrer ces enjeux au cœur de son logiciel, c’est trouver des modes de conduite de nos entreprises qui vont considérer le profit et la création de valeur au sens large, en menant des opérations de façon à créer des impacts positifs dans divers domaines. 

« L’idée est désormais de développer des entreprises qui, tout en étant profitables, génèrent des impacts sociaux et environnementaux positifs »

Cela fait vingt ans que vous évoluez au service de l’économie sociale et solidaire. Qu’est-ce qui a changé durant cette période ?

On en parle beaucoup plus. C’est déjà une bonne chose. Ensuite, on voit émerger une myriade d’initiatives à divers endroits. C’est signe que l’on est passé du stade de la prise de conscience à celui de l’action à travers la création d’entreprises, de structures, la mise en œuvre de nouvelles dynamiques. En revanche, cela reste totalement dérisoire par rapport aux enjeux et au courant dominant. Quand on constate que, encore aujourd’hui, en France, on subventionne beaucoup et de diverses manières les énergies fossiles et les hydrocarbures, on se dit qu’il y a encore du chemin à parcourir. 

L’Etat, donc nous citoyens, devons acter que l’on ne peut plus investir d’argent public sur ces sujets. Il nous faut aussi accompagner les banques et les sociétés d’investissement, qui ont des actifs associés dans les hydrocarbures, à s’en débarrasser pour leur permettre de soutenir et financer d’autres dynamiques de transition. Cela veut dire aussi qu’il nous faut faire le deuil d’une période très profitable pour tout un tas d’acteurs, en passant d’une logique de bénéfices à court terme pour moi à une logique de bénéfice à long terme pour la communauté. Pour réussir cela, toutes les parties prenantes sont les bienvenues : l’Etat, l’éducation nationale, l’administration fiscale, les entreprises, les citoyens consommateurs et acteurs de leur société. 

« Nous devons passer d’une logique de bénéfices à court terme pour soi-même à une logique de bénéfice à long terme pour la communauté. »

Avant de rejoindre Pur Projet, vous avez accompagné le développement d’Enercoop, qui s’est positionné comme l’un des plus grands acteurs de l’énergie renouvelable français, avec une dimension militante affichée. Qu’est-ce qu’il y a derrière cette idée ? 

Enercoop est une initiative de l’économie sociale et solidaire. C’est une coopérative et même un réseau de coopératives actives dans les énergies renouvelables. L’objectif poursuivi est de créer une alternative à un système énergétique centralisé et s’appuyant sur des technologies ou des ressources soit polluantes, soit non durables comme le nucléaire ou les hydrocarbures. Une coopérative poursuit un objectif de lucrativité limité. La volonté première n’est pas de dégager un profit financier. Et si l’on parvient à gagner de l’argent, il sera directement réinvesti dans des projets d’énergie renouvelable ou créant de la valeur sociétale et environnementale pour la communauté. Enercoop fédère des clients partageant ces valeurs et soutient le développement d’une production d’énergie s’appuyant sur des sources d’énergie inépuisables, comme les courants marins, le vent, le soleil.

La transition énergétique et écologique constitue un intense débat. On oppose par exemple souvent le nucléaire, une énergie pilotable et décarbonée, aux éoliennes ou aux panneaux photovoltaïques, qui produisent une énergie intermittente et dont la fabrication n’est pas neutre pour autant ?

Le nucléaire est, certes, une énergie décarbonée, mais qui se base sur une matière première qui n’est pas inépuisable et qui est parfois extraite dans des conditions éthiques douteuses et peu transparentes. Cela reste une énergie dangereuse, quoi qu’en disent les lobbies. La technologie est vieillissante. Un Tchenorbyl ou un Fukushima français aurait des conséquences désastreuses pour le territoire. En outre, si l’on considère les enjeux de stockage des déchets sur plusieurs centaines d’années et les surcoûts liés au développement des centrales de nouvelles générations, ce n’est pas forcément l’énergie aussi bon marché que l’on prétend. 

L’énergie renouvelable se pose en alternative mature qui, dans une démarche d’entrepreneuriat social, peut générer de la valeur à l’échelle des territoires et des communautés. Cela dit, la production d’énergie, quelle que soit la source, génère de la pollution. Pour les énergies renouvelables, elle est essentiellement liée à la fabrication des unités de production. C’est pourquoi Enercoop, tout en soutenant le développement des énergies renouvelables, incite avant tout à s’inscrire dans une logique de sobriété et d’efficacité énergétique. C’est là le principal levier à activer pour faire face aux enjeux. L’énergie la plus propre, c’est celle que l’on ne consomme pas.

Vous avez accompagné Enercoop pendant cinq ans. Comment le nombre de clients a-t-il évolué ? 

Nous sommes passés de 25.000 clients à 100.000. Multiplié le nombre de clients par 4, c’est sympa, mais ce n’est pas à la hauteur de l’ampleur des enjeux. Je pense que le passage à l’échelle est aujourd’hui un des vrais défis pour toutes les initiatives intégrant une dimension sociétale et solidaire. Si les initiatives se multiplient à travers les territoires, peu cherchent à se développer, et ce pour différentes raisons. Il n’y a pas souvent cette volonté de croître. Beaucoup de ces dynamiques sont favorables à des circuits courts, prônent le « small is beautiful », s’inscrivent dans des logiques d’autarcie locale. Ces initiatives créées sur une base militante sont essentielles. Leur multiplication doit nous donner confiance pour l’avenir. Mais je pense que, si la volonté est de s’engager pour créer de l’impact, pour changer le monde, on ne peut pas se contenter de cela.

Il faudrait donc parvenir à industrialiser ces modèles coopératifs et militants ? 

Je pense qu’il y a une véritable opportunité à s’engager dans cette voie. Beaucoup de citoyens, d’entreprises seraient ravis de pouvoir facilement accéder à des alternatives de ce genre. Est-ce qu’on reste à 100.000 clients ou est-ce que l’on peut mobiliser 2, 3, 10 millions de clients ? Peut-on activer des leviers pour les financer, en cherchant à créer du profit tout en générant des co-bénéfices pour toute la société ?  A un moment donné, si c’est pour la planète, pour les citoyens, pour les salariés, pourquoi n’irait-on pas plus vite, plus loin ?  

« Si c’est pour la planète, pour les citoyens, pour les salariés, pourquoi n’irait-on pas plus vite, plus loin. »  

La vraie valeur des initiatives d’économie sociale et solidaire ne réside-t-elle pas dans leur capacité à faire bouger les lignes ? 

C’est vrai que ces initiatives ont le mérite de donner à voir, de montrer que des modèles alternatifs peuvent être viables. De grandes entreprises peuvent s’en inspirer, les soutenir, créer de nouvelles offres s’appuyant sur ces modèles ou créer des structures propres. Cependant, je pense que les initiatives originelles doivent aussi se donner les moyens de grandir, sans quoi le mouvement restera anecdotique. 

Comment expliquer que, face à ces enjeux colossaux, la société ne s’engage pas plus activement dans la transition ? 

C’est humain. Cette transition à mener est particulièrement complexe. Si c’était simple, cela se saurait. Cela implique de modifier les habitudes de consommation, de faire changer les modèles économiques, de faire évoluer les conceptions d’une génération qui a vécu les Trente Glorieuses. L’enjeu, c’est la gestion de cette complexité. Face aux enjeux, on ne peut pas se satisfaire de petites initiatives ci et là, d’une conférence environnementale de temps à autre, d’introduire un pourcentage limité de verdissement dans un plan de relance. On peut, à ce titre, regretter la faiblesse du politique face à la puissance économique et aux lobbies. 

Nous avons besoin d’un projet d’ampleur comme nous en avons déjà mis en œuvre par le passé, à l’image du New Deal, après la grande récession aux Etats-Unis, ou du Plan Marshall, après la Seconde Guerre mondiale. Pour la transition dont nous parlons, la prise de conscience des risques liés au dérèglement climatique n’est peut-être pas encore suffisante. Il faudra peut-être que l’on vive d’autres événements significatifs, d’autres pandémies découlant d’un phénomène de zoonose, des épisodes de sécheresses plus intenses, d’autres été désastreux, d’autres frondes sociales… Il faut être confiant, même si ce déclencheur arrivera un peu tard.

Quel regard portez-vous sur la manière dont les géants de l’énergie, aujourd’hui, investissent dans les énergies renouvelables ? 

Qu’Engie ou Total investissent dans les énergies renouvelables, c’est une bonne chose. Ces acteurs développent aussi des démarches en faveur de l’efficacité énergétique, contre la précarité énergétique. Il ne faut pas en rire ou cracher là-dessus. Ils le font et c’est très bien. Le vrai sujet, c’est que ces acteurs développent aussi des efforts considérables en termes de lobbying pour maintenir l’existant, principalement pour satisfaire les rendements au profit des actionnaires à court terme. On est dans un entre-deux. Comme je le disais, il va falloir faire le deuil d’une rentabilité élevée, à court terme. 

Quels sont les atouts d’un modèle coopératif dans une telle démarche ?

A travers le modèle coopératif, on peut mobiliser l’épargne des citoyens, qui est conséquente. Chacun de nous pourrait soutenir des projets qui lui plaisent, qui contribuent à la transition, qui répondent à un besoin réel et qui doivent permettre de générer à la fois un profit et des co-bénéfices. Au niveau d’Enercoop, je présidais l’initiative Energie Partagée, qui offrait la possibilité aux citoyens d’investir directement dans des projets d’énergie renouvelable. Une part dans cette coopérative s’est valorisée de 4% en deux ans et devraient encore gagner 2% de valeur l’année prochaine. Une initiative d’économie sociale et solidaire, dans une logique de développement durable, n’exclut pas d’obtenir un retour sur investissement. Le rendement est supérieur à celui offert aujourd’hui par un compte épargne et l’on jouit en outre de la satisfaction de contribuer à des projets favorables au territoire, à l’environnement. 

Un des enjeux n’est-il pas de mieux connecter toutes ces initiatives ?

A un moment donné, il y a un terreau qui est favorable, des acteurs qui se rencontrent, se motivent, qui développent des structures. Le mouvement est en marche. Vous avez raison, il faut mieux connecter les acteurs. Plus globalement, il faut que l’imaginaire collectif évolue. Cyril Dion parle beaucoup de l’importance du récit. Il faut que, collectivement, l’on parvienne à construire un autre récit pour l’avenir, qui ne soit plus celui de la compétitivité, de la réussite associée à un beau salaire, une belle maison et une grosse bagnole. Il nous fait autre chose, développer un imaginaire nouveau. J’y crois beaucoup. L’éducation nationale et les acteurs de la culture ont un rôle important à jouer. Ce sont ces derniers, notamment, qui alimentent l’imaginaire, qui permettent d’envisager des projections différentes. Cela ne se construit cependant pas du jour au lendemain. 

« Il faut que, collectivement, l’on parvienne à construire un autre récit pour l’avenir, qui ne soit plus celui de la compétitivité, de la réussite associée à un beau salaire, une belle maison et une grosse bagnole. »

Qu’avez-vous envie de dire au dirigeant d’entreprise qui, conscient des enjeux, veut agir ?

Que son modèle économique est déjà et sera de plus en plus impacté par les bouleversements que l’on vit, qu’ils soient environnementaux, sanitaires ou sociétaux. Ce monde évolue vite. Certaines pratiques seront de moins en moins acceptées, certaines seront rapidement davantage fiscalisées. Si l’on veut vraiment concevoir et développer son entreprise et la pérenniser, on ne peut pas aujourd’hui ne pas intégrer ces dimensions sociales et environnementales au cœur de son business model et ses objectifs de rentabilité. Il faut se poser la question de la valeur que crée l’entreprise, et je ne parle pas ici uniquement de valeur économique, mais aussi de bénéfices sociaux et environnementaux. Au-delà de la prise de conscience, il faut ensuite s’asseoir avec des acteurs qui peuvent aider à mettre en œuvre la transition. C’est au dirigeant, sur la base d’un bon diagnostic, de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour envisager les alternatives et possibilités à mettre en œuvre. 

La plupart des acteurs sont-ils prêts pour cela ?

Je rencontre encore beaucoup de dirigeants qui fondent beaucoup d’espoir sur la génération suivante ou encore les technologies à venir pour résoudre la crise. Mais non ! Dire que ce sont nos enfants qui règleront cette crise n’est pas une attitude très raisonnable. La réponse dépend de nous tous, dès maintenant.  

« Dire que ce sont nos enfants ou la technologie à venir qui règleront cette crise n’est pas une attitude très raisonnable. La réponse dépend de nous tous, dès maintenant. »

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