HUMAN
« Le manque de sens risque de mener à la dérive »
Sociologue et professeur à l'Université du Luxembourg, Louis Chauvel est spécialisé dans l’analyse de la dynamique des transformations du monde à travers les générations. Pour Transfornation, il évoque l’importance du sens à l’échelle de nos sociétés.
January 5, 2021
Comment peut-on définir le sens ?
Le sens, c’est ce qui donne aux individus la capacité à mettre leurs propres pièces de puzzle dans le puzzle de la société. Lorsqu’ils n’y arrivent pas, ou plus, ils perdent le sens, le sens général, voire le sens de leur vie. C’est primordial car au temps du Covid-19, le puzzle social est encore plus complexe qu’avant. En réalité, chaque personne, chaque génération dispose de son propre puzzle, qui est influencé par le contexte dans lequel elle a grandi. Cet environnement global dans lequel nos premières expériences se déroulent est en effet caractérisé par une culture singulière, une histoire commune, des enjeux économiques et sociaux spécifiques, que d’autres générations ou cultures auront du mal à comprendre car elles disposent d’autres références. C’est pourquoi les seniors sont souvent déroutés par ce qui fait sens aux juniors… et réciproquement.
« Le sens, c’est ce qui donne aux individus la capacité à mettre leurs propres pièces de puzzle dans le puzzle de la société. »
Tant que le business fonctionne, tant que tout roule dans la société, on peut faire l’économie de la question du sens. Ce fut le cas en Europe avant la crise des années 1970, comme au Luxembourg jusqu’à très récemment. En revanche, en cas de crise, cette quête de sens risque de ressurgir comme une source de problèmes. Elle peut, lorsque l’on est confronté à des événements majeurs, faire naître des incompréhensions très difficiles à gérer au jour le jour et ainsi conduire à de vraies ruptures. Lorsque le sens n’est plus partagé, les tensions sociales ressortent brutalement. L’élection de Joe Biden le mois dernier l’a montré. Face à cette polarisation extrême entre différentes générations, entre catégories sociales, entre deux visions du monde, entre républicains et démocrates, face à cette incapacité à partager un sens commun, on a vu comment une situation de crise, un manque de sens peut mener à des dérives telles que la violence collective.
Une telle situation pourrait-elle aussi se produire ici ?
L’Europe ne connaît pas le niveau de polarisation américain. Les inégalités ici sont moins fortes, la solidarité, la sécurité sociale, toutes ces réalités européennes fonctionnent comme des amortisseurs. Ce n’est toutefois pas pour autant que nous sommes à l’abri d’une perte de sens. Crise sanitaire, problèmes sociaux, difficultés à trouver en emploi… Pour une jeune génération très diplômée, il existe de vraies raisons de douter du progrès. Entre les espoirs et les réalités, les écarts sont croissants et les tensions montent. La cocotte-minute pourrait exploser ici aussi. Le mouvement des gilets jaunes, né en France fin 2018, en est la parfaite illustration. Indépendants surendettés en perte de statut, salariés en manque de progression, voire en perte d’emploi, ouvriers menacés, jeunes et moins jeunes précaires, habitants de toute la France…, les personnes qui se retrouvent dans ce mouvement sont toutes confrontées à une certaine perte de sens. Nombre de ces individus galèrent pour se constituer un statut social stable, peinent à se construire une vie de communauté, une vie de famille, en bref, une vie qui fait sens dans l’ensemble social. Évidemment, certaines personnes parviennent à remettre du sens même dans les situations les plus désespérées : en période grave, ces personnes sont souvent devenues les héros et les héroïnes de leur temps. D’autres, malheureusement plus nombreuses, lorsqu’elles font face à ce constat, perdent pied, ce qui les amène à se révolter, ou sinon à déprimer. Là où les individus souffrent le plus, c’est lorsque l’écart entre leurs attentes et la réalité qu’ils constatent grandit.
Vous travaillez beaucoup sur les divergences entre générations. Les jeunes générations actuelles font-elles face à une perte de sens ?
De manière globale, en particulier dans les pays les plus industrialisés, la génération des premiers baby-boomers, nés entre 1945 et 1960, a grandi dans les meilleures années des « Trente Glorieuses ». Elle a rencontré une certaine forme de réussite, à la fois professionnelle, personnelle et politique. Après la seconde guerre mondiale, elle a connu la reconstruction, la réussite de l’industrialisation (qui est prêt à renoncer entièrement à l’automobile, au réfrigérateur, au téléphone ?), l’expansion des droits sociaux, le développement d’un Luxembourg européen, qui rencontre aussi le succès économique. Comparé à leurs parents et à leurs enfants, le chômage est resté faible.
« Pour les Millenials, il ne suffit pas de gagner de l’argent, il faut aussi “ne pas perdre sa vie à la gagner”. »
Pour leurs enfants, les Millenials, nés entre 1980 et 1998, toutes les conquêtes d’avant sont vues comme des acquis, mais ils sont en outre confrontés à beaucoup plus de difficultés nouvelles. Ainsi, de nombreux Millenials constatent que leurs parents, avec un niveau de diplôme équivalent, voire nettement plus faible, avaient réussi à entrer dans le système économique et à faire leur place, à monter en grade dans leur entreprise, à avoir une certaine reconnaissance dans la société, alors qu’eux se retrouvent face à un marché du travail et du logement de plus en plus difficile d’accès. Avoir un bac aujourd’hui, ou plus, ne garantit plus de pouvoir nourrir et loger sa famille correctement. Entre la précarisation des emplois et le coût de l’immobilier, de nombreux jeunes diplômés sont pris en étau. Le diplôme n’est pas non plus l’assurance de recevoir ce que l’on considère comme un salaire décent. La situation est encore pire en général pour les jeunes sans diplôme. Le rapport au temps et aux loisirs s’est lui aussi dégradé : même en travaillant moins et en refusant la télévision, pour nombre de Millenials, le temps est rongé par des centaines de sollicitations venues des emails et des réseaux sociaux. Beaucoup en ressortent avec une difficulté à fonder une image positive de soi et une personnalité. Quand les Millenials comparent leur vie avec celle de leurs parents, ils se rendent donc compte, à l’évidence, que tout a changé. Pour une grande partie de jeunes européens, cela provoque une perte de sens général, et de sens du travail. Partout en Europe, cette crise s’est amplifiée même si le Luxembourg et la Grande Région y échappent un peu.
Comment l’expliquer ?
Il existe au Luxembourg une palette de choix très larges qui permettent de trouver ou de redonner du sens : un marché de l’emploi plus dynamique qu’ailleurs, de nombreuses opportunités de bénévolat, un fort tissu social solidaire, ou encore la possibilité de pratiquer sa religion grâce à des institutions diversifiées et plus vivantes que dans d’autres pays d’Europe. Dans cette offre diversifiée, les individus ont plus de chances de trouver quelque chose qui donne du sens à leur existence.
Comment cette quête de sens se traduit-elle dans le monde du travail ?
L’une des pièces du puzzle qui nous différencie tous et qui distingue les générations entre elles concerne la vision que nous avons de l’entreprise et du travail, et notamment, la question du sens au travail.
Éduquée avec une certaine croyance dans les institutions, le système et l’État, la génération X, qui regroupe les personnes nées entre 1965 et 1979, est très fidèle à son entreprise car elle pense que cette fidélité sera toujours récompensée. Elle le croit car les générations précédentes ont vécu ainsi. Les Millenials, eux, sont conscients qu’il faut bosser dur, mais que ce n’est pas suffisant : il faut être très avisé et à l’affût de toute opportunité de changement pour réussir économiquement.
Aussi appelée génération Y – prononcé “why” en anglais –, cette génération recherche le sens de son travail, le pourquoi. Il ne suffit pas de gagner de l’argent, il faut aussi « ne pas perdre sa vie à la gagner ». Et pour trouver du sens, elle croit moins à la fidélité à des entreprises en changement permanent qu’à la multiplication des expériences successives, voire simultanées : ne pas hésiter à cumuler emploi salarié et indépendant, à créer son propre business, ou passer de l’un à l’autre. Ce sont les lois du succès à ses yeux. Auparavant, les travailleurs utilisaient le terme de « plan de carrière ». Aujourd’hui, cette expression suscite le rire. Pour les Millenials, qui sont très mobiles, c’est une vaste blague dans un monde incertain devenu imprévisible.
Quels défis cette vision du sens au travail soulève-t-elle pour les entreprises ?
Aujourd’hui, tout se discute. S’il y a beaucoup moins d’opportunités sur le marché du travail, il y a aussi beaucoup plus d’exigences de la part des travailleurs. Et les entreprises doivent s’y adapter, en réussissant à donner du sens aux missions qu’elles leur confient, sans quoi elles risquent davantage de peiner à attirer et à fidéliser leurs talents. C’est une tâche qui à un certain seuil devient impossible. Une source majeure de fatigue chez les managers est que leurs subordonnés finissent par avoir des comportements d’adolescents narcissiques et impossibles à satisfaire, à des âges de plus en plus élevés.
Quels sont les risques d’une perte totale de sens aux yeux des individus ?
La quête de sens permet la survie au long terme de nos sociétés. Chez certaines personnes qui sont en perte de sens, on voit se développer des traits inattendus, voire problématiques, tels que la dépression, les risques suicidaires ou l’addiction de masse aux opioïdes, comme aux États-Unis. Cela ouvre aussi le risque au développement d’idéologies très marquées, qui refusent et s’opposent à tout un tas de choses : l’État, les institutions, l’éducation, les médias, l’immigration, toute personne différente, etc. La baisse dramatique de la fécondité dans de nombreux pays d’Europe, mais aussi au Japon et ailleurs, exprime ce risque de nihilisme qui résulte de la perte de sens. Si le sens vient à épuisement, nous allons alors développer des business sans consommateurs, des sociétés sans enfants à éduquer. Le risque, in fine, est de créer une société incapable de transmettre ce que les générations précédentes auront constitué, une société vide de sens, qui marche sur la tête. C’est alors le risque de l’effondrement collectif.