HUMAN
« Sans l’espoir d’un futur, il n’y a pas d’adaptation possible »
Christian Clot est un chercheur-explorateur, un vrai de vrai, qui part à la découverte des contrées vierges et encore inexplorées de notre planète. Parmi les défis incroyables à son actif, la traversée des quatre milieux les plus extrêmes de la planète. L’objectif ? Étudier l’humain et surtout ses capacités d’adaptation.
December 18, 2020
Aujourd’hui, cette démarche se prolonge à travers le Human Adaptation Institute. Avec son équipe, Christian Clot y effectue des recherches cognitives, psychologiques et physiologiques in situ visant à mieux comprendre les capacités d’adaptation au changement de l’être humain. Alors qu’en 2020, toute l’humanité fait face à une crise sans précédent, mettant à mal de nombreux repères, les enseignements tirés de ces expéditions et recherches offrent matière à réflexion et nous invitent à agir pour un avenir meilleur.
Christian Clot, pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à étudier les capacités d’adaptation de l’être humain ?
Avant toute chose, je suis explorateur et chercheur. Je pars donc à la découverte de territoires vierges ou peu colonisés par l’homme pour effectuer un travail de recherche. J’ai aussi été amené à accompagner des opérations de secours humanitaire dans des régions victimes de catastrophes. A travers toutes ces expéditions, j’ai régulièrement été confronté à des situations de crise. J’ai eu l’occasion d’observer le fait que, face à des changements complexes, au cœur d’une tempête, en étant tout proches de la mort, nous développons tous des réactions qui, si elles sont bien utilisées, peuvent amener des adaptations très intéressantes. Or, ces schémas, jusque-là, n’étaient pas expliqués ni étudiés. Si on a étudié les réactions à une crise a posteriori, on connaît mal ce qui se passe au moment où celle-ci est vécue. J’ai eu la volonté d’en faire mon sujet de prédilection.
En quoi est-ce intéressant de mieux comprendre comment chacun réagit face à des situations extrêmes ?
Nous sommes tous confrontés à des changements plus ou moins importants au fil de nos vies. Ceux-ci impliquent de nous adapter. Étudier les mécanismes qui nous permettent de réagir face au changement, surtout si celui-ci est radical, doit nous permettre d’aider ceux qui vivent des situations difficiles, aussi bien des personnes individuelles que des groupements ou des sociétés, à poursuivre leur chemin. Comprendre les mécanismes d’adaptation au cœur d’une crise, comme celle qui nous vivons actuellement, doit nous permettre de mieux nous projeter dans un futur différent et de le construire.
Votre démarche vous a poussé à vous immerger dans les milieux les plus hostiles. Pouvez-vous nous expliquer le but ?
En effet, en 2016-2017, j’ai réalisé, lors de quatre expéditions successives, la traversée des quatre milieux climatiques les plus extrêmes de la planète. Il s’agit du plus chaud et sec, avec le désert iranien du Dasht-e-Lut en été, que j’ai traversé à pied, du plus froid et humide, avec la descente en kayak des canaux marin de Patagonie au début du printemps austral, du plus chaud et humide, en parcourant l’Amazonie au début de l’été austral en canoë et à pied, et du plus froid et sec, en Sibérie orientale en hiver, à ski.
J’imagine qu’il ne s’agit pas d’une démarche purement masochiste…
Non. Si la volonté est bien de se confronter à des situations de crise, au point d’en perdre ses repères, d’être totalement désorienté, c’est pour essayer de mieux comprendre comment on réagit dans ces conditions, lorsqu’on fait face à l’inéluctable. Ces milieux extrêmes concentrent les enjeux complexes que toute personne peut être amenée à affronter. Ils sont des catalyseurs, nous obligeant à nous adapter rapidement. Dans ces situations, face à une situation complexe, on doit faire un travail intense sur soi-même pour évoluer et trouver les moyens de survivre. On peut alors essayer de comprendre comment réagit le système cognitif humain.
Plus que les territoires vierges, votre terrain d’exploration de prédilection serait donc notre cerveau…
On peut le voir comme cela. Le cerveau est en effet un territoire extrêmement vaste et largement inexploré. On connaît très peu de choses des mécanismes à l’œuvre en son sein. Lorsqu’on essaie d’en comprendre le fonctionnement, encore aujourd’hui, c’est à travers l’étude des cerveaux des animaux qui partagent un large patrimoine génétique avec nous, comme les souris ou les singes. Les observations sur l’humain sont encore très rares. Or, l’homme est tellement complexe et intelligent que nous devons développer des outils pour mieux comprendre les mécanismes qui l’animent.
« Le cerveau est en effet un territoire extrêmement vaste et largement inexploré. »
Quels sont les grands enseignements que vous avez tirés de ces expéditions en milieux extrêmes ?
Ces grandes leçons, elles peuvent paraître élémentaires. Tout d’abord, ce qu’on apprend face à des systèmes de mort, car dans ces milieux on la frôle en permanence, c’est que nous sommes faibles face à la nature. Quand le corps ne répond plus, à cause de chaleur trop intense ou du froid, quand on se démène dans une eau glacée, ce qui fait la différence, c’est notre cerveau. C’est le mental qui doit prendre le dessus et qui nous permet de survivre. On va alors lutter contre nous-mêmes, nos faiblesses, nos doutes et nos certitudes. On découvre que la peur et l’anxiété sont nos meilleures alliées.
« Face à ces systèmes de mort, c’est le mental qui doit prendre le dessus et qui nous permet de survivre. »
Quel autre enseignement pouvez-vous partager ?
Que sans émerveillement, sans l’espoir d’un futur, rien n’est pas possible. On ne peut survivre que s’il existe un élément qui nous projette au-delà du moment de crise. Il peut s’agir d’une toute petite chose, quelque chose de beau que l’on désire revoir, un centre d’intérêt auquel se raccrocher. Mais sans cela, on ne peut pas y arriver. On ne peut changer, s’adapter, que s’il existe un futur possible que l’on peut s’attacher à construire.
En résumé, face à la crise, il est important de trouver les moyens de changer. Mais quels sont-ils ?
Nous traversons actuellement, à l’échelle globale, une crise inédite pour chacun d’entre nous. Dans ce contexte, qui soulève beaucoup de questions, je pense qu’il faudrait bannir le mot résilience, très largement utilisé. Le problème avec ce concept, c’est qu’il prône un retour à l’état normal. Il sous-entend que, face à la crise, on pourrait faire le dos rond le temps que cela passe, pour ensuite simplement se relever. Avec ce concept, le système ne change pas. Les théories autour de la résilience sont très intéressantes lorsqu’elles s’appliquent à des individus qui, pour une raison ou une autre, se retrouvent dans une impasse et doivent se relever. Ce serait une erreur de les appliquer au collectif. Confrontés à une succession de crises, nous devons nous mettre en état de marche pour construire un futur. Pour cela, il nous faut une vraie raison de nous projeter vers demain.
Au-delà de la crise sanitaire, j’imagine que vous évoquez par cette succession de crises les grands enjeux auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée : la lutte contre le réchauffement climatique, les crises migratoires, les inégalités sociales…
Oui, je parle de tous ces défis. Défi climatique, enjeux sociaux et sociétaux, migrations, tout est lié. Cela relève d’une complexité incroyable, si bien que tout parait inextricable, comme lorsque l’on se retrouve dans une situation extrême, prêt à lâcher prise. Il nous faut donc parvenir à envisager un futur différent. Cela peut commencer par des choses simples. On sait par exemple que le cerveau est structuré par nos émotions, nos sensibilités. Sans émotions, nous serions incapables de prendre des décisions. Or, l’émotion, les sensibilités sont aujourd’hui des éléments que l’école, et plus tard l’entreprise, cherchent à bannir. Le fait est que plus on sera à l’écoute de nos émotions, moins elles seront en mesure de nous envahir et de nous paralyser au moment où l’on est le plus faible, au moment où l’on frôle la mort, et plus elles vont nous servir à avancer. Il est dès lors important de pouvoir les appréhender et de comprendre pourquoi elles surviennent.
A l’instar de votre démarche, conseilleriez-vous aux entreprises de volontairement se mettre en danger ?
Absolument. Je dirais même que c’est une nécessité si elles veulent se prémunir du risque de devenir obsolètes. Parmi nos outils servant à mieux comprendre comment nous réagissons face à des situations complexes, nous utilisons une échelle de crise. Celle-ci part de zéro, le point qui constitue l’état normal, où rien ne se passe, et s’élève jusque 4, stade qui correspond à la crise absolue, imprévue et insurmontable. On a constaté que les deux moments les plus dangereux pour une structure correspondent au stade 0 et 4. Quand rien ne vient perturber la routine de l’entreprise, celle-ci a tendance à s’endormir, à baisser sa vigilance, jusqu’au moment où elle se fait dépasser et où elle se rend compte qu’elle n’est pas en capacité de s’adapter. Les entreprises qui ne prennent aucun risque sont condamnées à disparaitre. Évidemment, entre les stades 0 et 4, il faut pouvoir justement doser. Mais il est essentiel de maintenir une certaine tension, ne pas se laisser endormir.
« Les entreprises qui ne prennent aucun risque sont condamnées à disparaitre. »
Un tel schéma s’applique-t-il à plus vaste échelle ?
Depuis plus de 50 ans, nos sociétés occidentales traversent une période de calme absolu, sans élément qui nous touche au cœur. Si bien que, lorsqu’en 2020, un événement vient perturber les modèles établis, cette société qui ronronnait apparait soudain mal préparée, comme si elle se réveillait d’un long sommeil sans comprendre ce qui lui arrive.
Face aux défis à venir, certains vont être dans le déni et le refus de la réalité (sans aller jusqu’à évoquer Trump face aux résultats des élections ou les mouvements complotistes), d’autres dans la résignation, quand une troisième catégorie de personnes va embrasser le changement. Quel regard portez-vous sur ces différentes attitudes ?
Face à crise, le processus d’adaptation va systématiquement passer par différentes étapes. Dans un premier temps, on va lutter contre une nouvelle réalité, éventuellement la refuser. C’est une attitude compréhensible, dans la mesure où chacun d’entre nous à tendance à projeter une envie, un désir sur la réalité. Pour enclencher un processus d’adaptation, la première étape est celle de l’acceptation, qu’il ne faut pas assimiler à la résignation. C’est le moment nécessaire où, au-delà de nos désirs et projections, on va considérer la situation telle qu’elle est. Une fois cela fait, on peut soit se laisser glisser dans cette nouvelle réalité, soit considérer qu’elle ne nous convient pas et chercher les leviers à notre disposition pour l’aménager.
Plutôt que de le subir, il faut donc accompagner le changement ?
Il faut pour cela considérer les éléments sur lesquels on a une prise réelle. Prenons un exemple. Alors que je marche, il commence à pleuvoir. A notre échelle d’homme, on ne peut pas intervenir pour stopper l’intempérie qui nous incommode. Le fait de maugréer sur le mauvais temps relève d’une non-acceptation de la situation. Par contre, une fois que l’on a accepté que l’on ne pouvait pas arrêter la pluie, on peut décider de prendre un parapluie. Accepter un nouvel état de fait permet de mieux envisager les moyens à notre portée pour tirer quelque chose de positif du changement. En l’acceptant, on le vit beaucoup plus positivement dans la mesure ou l’on se sent en capacité et en responsabilité.
« Accepter un nouvel état de fait permet de mieux envisager les moyens à notre portée pour tirer quelque chose de positif du changement. »
Quel regard portez-vous sur notre attitude dans l’environnement particulièrement incertain dans lequel nous vivons ?
Aujourd’hui, on a encore tendance à penser que nous sommes en capacité de changer le système pour qu’il corresponde à ce que nous estimons vouloir, à ce que nous espérons. Or, maîtriser le climat, la nature, le changement, c’est impossible. Nous ne pouvons pas avoir le maîtrise de tous les éléments. Nous le constatons chaque jour de plus en plus. Aujourd’hui, nous sommes encore au stade de la lutte. L’enjeu est d’atteindre l’étape de l’acceptation, et ce le plus rapidement possible.
Peut-on ne pas atteindre cette étape de l’acceptation ?
En milieu extrême, on a pu constater que différents individus ne vont pas réagir au même rythme. Le danger, pour celui qui lutte longtemps avant d’arriver à accepter la situation, est qu’il risque de s’épuiser et de ne plus disposer de suffisamment d’énergie pour survivre. Moins vite on accepte, plus c’est difficile. Celui qui accepte rapidement pourra alors chercher les leviers à sa portée pour survivre. Autrement dit, il va plus efficacement s’adapter à la situation. Ce que nous essayons de comprendre, au sein du Human Adaptation Institute, ce sont les mécanismes qui nous emmènent d’un stade à l’autre pour mieux envisager les possibilités d’accompagner le processus, le rendre plus fluide.
Si l’on prend les enjeux climatiques, il y a aujourd’hui un large consensus scientifique sur les risques, les conséquences. Comment expliquer que l’on ne parvienne pas à engager la transition ?
Pour le moment, nous sommes occupés avec mon équipe à monter une vidéo qui met en relation des phrases prononcées dans les années 50 et 60 sur le réchauffement climat et celles qui sont prononcées maintenant. On se rend compte que les propos sont identiques. Sur cette période de temps, nous n’avons rien fait. Simplement parce que nous sommes tous encore dans le déni complet. Il ne suffit pas d’avoir conscience du phénomène. Le fait que l’on ne parvienne pas à activer les leviers nécessaires à son niveau, que l’on considère que ce n’est pas à moi mais à l’autre de faire l’effort, démontre que nous n’avons pas encore accepté cette réalité avancée par les scientifiques.
Comment peut-on activer le processus que vous évoquiez ?
Comme je le disais, un des ressorts essentiels à la survie réside dans l’émerveillement. Il faut pouvoir imaginer demain. Plus les situations vécues sont dures, plus le choc est violent, plus il est nécessaire d’avoir un projet pour l’avenir. Lors d’une de mes expéditions, je me suis retrouvé dans une eau à 2°, en train de me débattre pour survivre alors que mon embarcation s’éloignait. Dans ces circonstances, tout proche de la mort, je peux vous dire que mon projet n’était pas élaboré. J’ai simplement imaginé la personne que je voulais revoir. C’était un projet à court terme, peut-être simple. Mais c’est celui qui m’a redonné la force nécessaire pour rejoindre le kayak. Ce que je veux dire, c’est que chacun de nous, à notre échelle, doit développer des projets pour l’avenir. Que leur horizon soit d’un mois, d’un an, dix ans, peu importe, ils constituent des raisons de ne pas baisser les bras et, par exemple, de nous pousser à réduire notre impact environnemental.
L’enjeu ne concerne-t-il pas aussi les entreprises et les gouvernements ?
Si, évidemment. La logique est la même. Ce que l’on peut reprocher aux gouvernements, c’est de passer beaucoup de temps à essayer d’éteindre des feux plutôt que de commencer à construire un projet pour demain. Je ne nie pas que la situation est complexe. C’est en outre plus difficile de s’adapter en période de crise. Le problème est que cela risque de ne pas s’arrêter. Au sein des entreprises, une possibilité est de mettre en place une task force qui permet d’envisager le changement, de préparer le futur à deux, trois, cinq ans au départ d’un projet. Chacun, à son niveau, doit pouvoir définir un projet d’adaptation, en tenant compte de la crise, des enjeux, pour commencer à construire un autre futur.
[colored_box color=”blue”]Étude [/colored_box] Avec le COVID-19, nous traversons une crise unique dans l’histoire moderne. Elle est systémique, planétaire et son impact est majeur sur les systèmes de santé, les économies et les sociétés. Dans le contexte de cette crise, le Human Adaptation Institute a lancé une vaste étude afin de mieux comprendre les mécanismes d’adaptation humains, identifier les impacts sociaux et traumas face aux évolutions des évènements en cours. L’étude suit son cours, mais quelques statistiques peuvent déjà être partagées. Elle révèle que 50% de la population déclare, à la suite du confinement, être fatiguée mentalement et moralement. 95% des répondants espèrent un changement environnemental et sociétal à l’avenir, mais seulement 20% ont commencé à mettre en œuvre des actions. 85% d’entre eux pensent bien agir mais seulement 50% des autres agiraient correctement selon eux. Les réseaux sociaux (82%) les médias (77%), le gouvernement (70%), les experts (66%) sont considérés comme plus responsables de la crise actuelle économique que le virus lui-même.
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Paru tout récemment, le nouvel ouvrage de Christian Clot revient sur l’impact du SARS-CoV-2, ce microscopique virus qui a paralysé le monde, nous plongeant dans un questionnement individuel et collectif dont nous ne sortirons pas sans de profonds changements. Seront-ils le lit de plus d’inégalités, d’une écologie oubliée et d’une croissance économique poussée jusqu’à sa dernière limite ? Ou celui d’une évolution sans précédent, faite de considération pour la nature et d’une société plus équitable ? Pour Christian Clot, ils seront, quoi qu’il arrive, ceux pour lesquels nous désirerons nous battre. Encore faut-il comprendre ce qui s’est passé au cœur des bouleversements provoqués par cette crise sanitaire, pour ne pas se tromper de bataille. Encore faut-il avoir envie de créer ce monde futur plutôt que de regarder l’actuel s’effondrer parce que nous avons perdu l’espoir de le rendre meilleur. Voilà ce que Christian Clot propose d’explorer avec vous dans ce livre, un voyage vers ces terres inconnues qui seront pourtant, demain, les nôtres…[/toggle]