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« Trouver comment nous installer sur Mars pour mieux préserver la vie sur Terre »

Entretien avec une entrepreneuse dynamique et inspirante. Barbara Belvisi, en nous emmenant au cœur de ses villages, nous invite à repenser le monde de demain.

July 6, 2020

Barbara Belvisi, Fondatrice – Interstellar Lab (Photo by Dan Taylor – ©Dan Taylor).

Créer des écosystèmes régénératifs qui permettraient à l’homme de s’installer et de vivre sur une autre planète. Construire des lieux clos, quelque part entre un village de vacances et un laboratoire scientifique, autoalimentés en oxygène, en eau, en aliments essentiels, dans lesquels nous pourrions survivre sur mars ou sur toute autre planète. C’est le projet fou d’Interstellar Lab, une start-up montée en septembre 2018 par Barbara Belvisi, et qui est sur le point de se concrétiser. Et si l’on n’a pas encore inventé la fusée qui nous emmènera sur la planète rouge, cette expérience ambitieuse nous servira d’abord à mieux vivre sur Terre, dans le respect des ressources à notre disposition. 

 

 

En quelques mots, pourriez-vous nous résumer l’ambition poursuivie par Intestellar Lab ?

Il s’agit de contribuer à construire un futur plein de vie, que ce soit sur Terre ou sur d’autres planètes. Plus concrètement, nous concevons et construisons des villages intégrant des systèmes de production de nourriture, de recyclage de l’eau, de traitement des déchets, autonome en énergie et en oxygène… pour vivre suivant un modèle régénératif. 

Vous nous invitez à envisager, de manière très concrète, la possibilité d’aller vivre sur mars. Comment cette idée a-t-elle émergé dans votre esprit ? 

Avant Interstellar, j’ai monté une autre boîte – Hardware Club – qui accompagnait les start-up actives dans le développement de produits électroniques. Ma volonté, quand j’ai quitté cette structure, était de continuer à travailler sur des solutions hardware, mais qui permettraient de répondre aux problématiques environnementales auxquelles nous faisons face aujourd’hui sur Terre. J’ai alors commencé à rechercher des solutions répondant aux problématiques de production de nourriture à l’échelle locale, de traitement des déchets, de production de matériaux au départ de composés organiques. A l’époque, je regardais à cela avec une approche vraiment terrestre. Après cinq mois de recherche, plusieurs idées avaient émergé. C’est à ce moment que j’ai vu les boosters de la fusée de Space-X revenir sur Terre. A ce moment, la perspective de devenir une espèce multiplanétaire, qui n’était qu’un rêve lointain, m’est apparue beaucoup plus concrète. 

Comment cette perspective a-t-elle transformé votre vision des choses ?

En faisant un lien. Les systèmes dont on aurait besoin pour vivre sur Mars doivent être régénératifs. Or, si nous pouvons les concevoir pour aller vivre sur Mars, pourquoi ne pas envisager ces modèles pour mieux vivre sur Terre ? 

Pourquoi privilégier une approche extraterrestre, moins directement accessible, à une approche plus terre à terre ?

Lorsque l’on conçoit des systèmes pour vivre dans l’espace, les contraintes sont telles que l’on doit trouver des solutions ultra-innovantes. Au départ de cette idée, je suis repartie aux États-Unis, pour retrouver mon réseau, raconter ce que je voulais faire, et lancer la boîte. 

Une telle idée en aurait refréné plus d’un…

L’ambition est hyper élevée mais cela ne m’a pas effrayé. Je pense que tout est une question de planification, d’équipe, d’organisation, de pouvoir reconnaître ce qu’on sait faire et ce que l’on ne sait pas faire… Il faut aussi constamment questionner le statu quo. Je pense qu’il ne faut pas considérer une chose comme acquise parce que l’on a toujours fait comme cela.  J’aime regarder les choses avec un œil neuf et construire une expérience à partir de là. Bien évidemment, il faut bien s’entourer. Mais je pense que rien n’est impossible à partir du moment où l’on a un bon plan, que tout est bien organisé et que l’on procède étape par étape.

Il n’est pas certain que l’on puisse aller sur Mars avant plusieurs décennies. Qu’en est-il de la réalisation d’un habitat régénératif ? 

Il ne faudra pas attendre autant de temps. Nous bossons actuellement à la finalisation d’un module de test qui pourra accueillir cinq personnes. Il devait être construit pour cet été, aux États-Unis. Les mesures visant la limitation de la propagation du coronavirus nous obligent à adapter le planning. Mais nous espérons qu’il sera construit d’ici la fin de l’année et pourra déjà accueillir des visiteurs. Ces lieux accueilleront des scientifiques, évidemment, mais aussi des touristes désireux de vivre de nouvelles expériences.

Nous ne disposons pas encore de la fusée qui permette de rejoindre la planète Mars. Si c’est l’objectif fixé, à travers notre démarche, l’ambition première poursuivie concerne la Terre. Nos développements doivent nous permettre de tester ce que l’on appelle des « bioregenerative life support system », des technologies qui nous permettront de nous installer sur d’autres planètes mais aussi de mieux vivre ici. Les technologies que nous développons, qui assurent l’approvisionnement en eau, en air, en nourriture en milieu fermé, à partir de plantes notamment, doivent donner lieu à des applications terrestres, dont on a besoin pour répondre aux défis de la vie sur Terre. Nous voulons être l’acteur le plus avancé pour développer ces systèmes régénératifs, aussi bien pour les déployer sur une autre planète que sur la nôtre.

A quoi ressembleront ces habitats ? Pourriez-vous virtuellement nous y emmener et nous proposer une petite visite ?

Je peux vous parler du module de test. Tout d’abord, il faut préciser que l’on n’y arrive pas directement en voiture ou avec un autre moyen de transport. Le village est éloigné, isolé des voies d’accès traditionnelles. Vous serez d’abord accueilli dans un endroit prévu à cet effet, où vous serez invité à laisser votre téléphone et toutes vos affaires. Nous vous fournirons un jeu de vêtements pour vivre là-bas. Nous vous emmènerons ensuite à la station. La volonté est de vous donner l’impression que l’on quitte la Terre. Le village est constitué de plusieurs dômes interconnectés avec l’habitat au centre. Une jungle est entretenue dans un des grands dômes, où est maintenu un climat tropical. On y fait pousser des fruits et des légumes. Trois autres dômes sont dédiés au système d’aéroponie, qui permet de faire pousser en intérieur les différentes plantes permettant de subvenir aux besoins essentiels de chacun. Le traitement de l’eau s’effectue au niveau du cinquième dôme. La structure centrale connecte les différents dômes et est composée de chambres, d’une salle de contrôle, d’une salle de sport, d’une cuisine…

A quoi ressemblera une semaine passée dans cet environnement clos ?

Il sera possible de sortir de la station, au moyen d’un sas, pour accomplir les missions qui auront été confiées à chacun des membres participant à l’expérience. En outre, il y a plein de tâches à accomplir chaque jour. Tous les matins, il faut contrôler les niveaux de CO2 et d’O2, effectuer des suivis de données scientifiques, s’occuper des jardins, prévoir à manger. Chaque personne aura un rôle précis à jouer et des missions à réaliser. L’expérience s’apparentera à une mission de recherche ou d’exploration scientifique que l’on pourrait imaginer dans une zone reculée ou sur une autre planète. Pour la version à 100 personnes, que l’on envisage, ce sera assez différent. L’ensemble sera beaucoup plus grand, avec plus de choses à faire. 

Une forme de Center Parc en milieu fermé en somme…

Vous avez tout compris. 

Comment envisagez-vous votre développement au-delà du module de test ?

Nous voulons créer dix stations sur Terre sur les sept prochaines années. Ces stations seront accessibles au grand public, à travers une offre touristique, mais aussi aux scientifiques ou encore aux astronautes… Elles permettront de tester des technologies en circuit fermé, de procéder à des expériences scientifiques, de s’entrainer pour divers types de mission. La volonté est d’apprendre la vie régénérative et de trouver des applications qui nous permettront de mieux vivre sur notre planète. 

On pourrait considérer l’intention d’aller vivre sur Mars comme une fuite en avant face à notre incapacité à préserver nos ressources ici même. C’est d’ailleurs l’un reproche formulé à l’encontre de cette idée de coloniser une autre planète. Comment répondez-vous à cette critique ? 

Personnellement, je trouve génial de vouloir devenir une espèce multiplanétaire. C’est inspirant. Il n’y a rien de contre nature à vouloir que la vie, dont on fait partie, cherche à se déployer. Mais je ne m’inscris pas dans une dynamique où l’on envisage une vie humaine extra-terrestre parce que c’est la merde ici. C’est un discours qui ne tient pas du tout d’ailleurs. La vie sur Mars, cela n’aura rien de fun. Et on n’y est pas encore . Commençons donc par préserver la vie sur Terre avant d’aller faire les « zozos » ailleurs. 

Avec notre démarche, nous réfléchissons à la manière de construire notre habitat en commençant de zéro. Quelle approche devrions-nous mettre en place pour vivre tout en respectant les ressources dont on a besoin et l’environnement, comme si on arrivait sur une autre planète ? 

Construire un tel environnement implique de considérer de très nombreuses variables et d’intégrer de nombreuses disciplines. Comment concevez-vous un tel environnement ?

Beaucoup de données entrent en jeu pour simuler et comprendre en amont les besoins en eau, oxygène, en CO2, en nitrogène, etc. au cœur de cet environnement. Cela part d’une approche scientifique, de laquelle découle une modélisation algorithmique permettant d’évaluer les besoins en ressources et d’estimer des volumes utiles. On peut alors faire une sélection des plantes qui permettent de combler tous les besoins nutritionnels des humains et en même temps de subvenir à l’intégralité des besoins en oxygène, notamment. Toutes les informations issues des modélisations peuvent ensuite être utilisées par les équipes « architecture et ingénierie ». Leur rôle sera de définir et d’organiser les espaces. Entrent aussi en considération toutes les contraintes climatiques, de lumière, d’étanchéité, de pression, de résistance, qui s’appliquent au choix des matériaux et à la construction. Le défi est de développer une approche transversale qui inclut algorithmique, biologie, architecture, mécanique, science des matériaux, ingénierie dans le domaine de la dynamique des fluides…

Est-ce que la dimension psychologique est prise en compte ?

Oui, c’est hyper important. Chez nous, par rapport à l’initiative Biopshère II (voir encadré), les missions seront assez courtes. On n’a pas vocation à enfermer des personnes ensemble sur une durée de deux ans. Les missions dureront généralement une semaine. L’aspect psychologique joue cependant beaucoup. Quand on est en espace fermé, chacun réagit un peu différemment, les personnalités sont exacerbées. On travaille sur ces aspects. On discute notamment beaucoup avec des explorateurs, des astronautes, des scientifiques, qui ont déjà vécu des missions extrêmes ou qui ont déjà connu des conditions analogues. L’installation d’un jardin et d’une serre, par exemple, est une des réponses aux enjeux psychologiques. Technologiquement parlant, l’aéroponie suffit à répondre aux besoins nutritionnels. 

C’est aussi avec les concepteurs de shows de télé-réalité qu’il faut discuter…

C’est amusant. Beaucoup de gens font ce lien. Mais mon souhait n’est pas de reproduire le Truman Show. 

Comment, au départ de la vision qui est la vôtre, parvient-on à convaincre les personnes d’embarquer dans un projet aussi fou ou d’y investir pour le concrétiser ? 

Au départ, il faut rassembler des moyens. Moi, j’y ai placé toutes mes économies. Quand le porteur de projet prend de tels risques, c’est déjà un signal positif pour les partenaires. On n’est convaincant que si on est convaincu soi-même. Après, il faut bosser. Il faut être très concret, avoir un discours très orienté vers les solutions. C’est sûr qu’il y a un idéal, un projet, une vision, une mission. Mais, au-delà de ça, il faut un plan, s’organiser, fixer les étapes qui, concrètement, nous conduiront vers des résultats. Il faut rétroplanifier. Au fil du temps, si l’objectif poursuivi ne bouge pas, le produit, les services, les moyens pour atteindre notre but peuvent évoluer en fonction des itérations. 

N’avez-vous pas été confrontée à des personnes trouvant ce projet trop fou, irréaliste ?

Si, mais je ne m’embête pas de trop avec ces énergies. Je ne m’amuse pas à jouer au ping-pong avec des gens qui ne croient pas à ce que je fais. Ceux qui ont envie d’y croire, qui souhaitent que ça marche, vont adhérer au projet. C’est comme cela que ça se passe. Je ne lâche rien. J’avance. Cette ténacité contribue beaucoup à convaincre, à fédérer des énergies positives qui font avancer le projet. C’est important pour les entrepreneurs d’apprendre à se mettre dans de telles dynamiques, d’éviter de s’enfermer dans des boucles négatives qui leur feront perdre leur temps à essayer de convaincre des gens qui n’ont pas envie d’investir. 

J’imagine que si l’objectif est lointain, il faut aussi pouvoir dégager des revenus récurrents rapidement. De quoi seront constituées vos rentrées à court et moyen termes ?

Au niveau du business plan, on peut fonctionner uniquement avec les revenus liés aux activités touristiques. Mais, pour être transparente, la cerise sur le gâteau résidera dans les spin-off des technologies développées et dans leur application sur terre au service de la préservation de notre environnement et de la vie. Cela est aujourd’hui difficile à chiffrer. Cependant, ce sont des rentrées auxquelles on peut s’attendre. 

Quel genre de solutions et applications terrestres peuvent émerger de votre projet ?

On peut penser à des solutions relatives au traitement de l’eau ou encore de nouvelles approches au service de la ville du futur. On peut inventer des moyens de transformer le CO2… Ce genre de choses-là. De nombreux systèmes que l’on imagine pour fonctionner en circuit fermé peuvent aussi être mis en œuvre dans des environnements ouverts. 

De quoi sauver le monde, en somme ?

(Rires) Je ne sais pas. On cherche à offrir un futur possible, positif, au cœur de lieux expérientiels qui sont beaux, où l’humain, la technologie et la nature sont en harmonie pour vivre durablement. En outre, dans un écosystème fermé, on arrive mieux à comprendre les implications de chacun de nos gestes sur une biosphère. Une des problématiques que nous rencontrons aujourd’hui sur terre réside dans le fait que l’on ne perçoit pas les conséquences de nos comportements, de nos actions. Au cœur d’un environnement clos, nos visiteurs pourront en faire l’expérience. Ils pourront se rendre compte que l’on peut vivre une semaine sans produire de déchet, qu’il est possible de recycler ses déchets organiques en méthane, une énergie qui leur permettra de cuisiner.

Si, demain, une fusée nous permet d’aller sur Mars, est-ce que vous y allez ?

Oui. Parce qu’on veut que les choses soient bien faites. Nous agirons en y allant dans une logique de préservation de la biodiversité sur place, pour nous assurer de vivre en harmonie avec l’environnement de la planète qui nous accueille. L’idée est d’éviter qu’on aille refaire les mêmes bêtises ailleurs.

Votre modèle régénératif s’oppose à toute la logique économique sur laquelle reposent nos sociétés actuelles et sur lequel vous fondez votre développement. N’est-ce pas contradictoire ? 

C’est vrai. Mais comme précisé, pour atteindre un objectif, il faut procéder étape par étape. Il faut accepter les contraintes et trouver son chemin en procédant avec ce qui est possible. Dans le modèle existant, on trouve des leviers pour avancer, construire une première station, puis d’autres, en veillant à garantir notre indépendance. Et ensuite… on verra, je ne sais pas. 

Jusqu’à, potentiellement, si l’on pousse votre approche jusqu’au bout, atteindre un point de rupture au regard du modèle de croissance et d’exploitation des ressources actuelles ? 

Aujourd’hui, on s’appuie sur le côté expérientiel. Beaucoup de monde cherche à se divertir autrement, à se reconnecter avec la nature, à vivre de nouvelles expériences. C’est ce que nous leur proposons. C’est ce qui permet de financer les technologies que nous développons. A un moment donné, effectivement, quand la société aura atteint une certaine maturité, on aura mis en place un cadre pour construire des villages indépendants, fonctionnant en autosuffisance, qui ne seront pas rattachés à des systèmes d’eau et qui pourront produire leur propre nourriture… Alors, nous y serons arrivés. On pourra open-sourcer tous nos plans pour permettre à chacun de vivre de cette manière. 

Au fond, qu’est-ce qui vous anime personnellement dans cette quête ? 

Je fais ce que j’aime et ce que j’aime depuis très longtemps. Enfant déjà, je passais mon temps dans ma chambre avec mon laboratoire de chimie, ma planche d’architecte, mes petits robots, mes bouquins, mes encyclopédies… à concevoir des mondes. J’avais dix ans. C’est un peu bizarre ce que je vais dire, mais j’ai toujours cherché à créer des mondes heureux quand, à l’extérieur, ça ne va pas. Concevoir des cocons qui rassurent et qui attirent les gens. Ça, je fais bien (rires). J’aime créer des choses qui font rêver les gens, qui les animent, qui vont titiller l’enfant qui est au fond de chacun de nous. C’est de la science-fiction en vrai, c’est plein d’utopie.

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