HUMAN

La bonne inspiration de Maxime Derian

Maxime Derian est anthropologue du numérique. Il s’intéresse en particulier aux incidences des évolutions techniques sur notre humanité. Alors que le déploiement de l’intelligence artificielle soulève de nombreuses questions, il nous aide à prendre du recul pour réfléchir à la place que nous souhaitons donner à la technologie. L’enjeu ? Garantir qu’elle reste à notre service et éviter de la laisser nous posséder.

December 17, 2024

Vous êtes Docteur en socio-anthropologie du numérique. Anthropologie et numérique peuvent pour beaucoup, paraître antinomiques ? Pourriez-vous définir le périmètre de votre expertise ?

J’ai suivi un cursus de formation en droit public et en sciences politiques, auquel s’est ajoutée l’anthropologie. Par ailleurs, les usages du numérique ont toujours fait partie de mes centres d’intérêt. Depuis le départ, j’ai orienté mes travaux sur l’outil informatique, ses différentes formes, en cherchant à comprendre en quoi il transformait la société, refaçonnait l’économie, changeait la culture. C’est vrai que lorsque l’on parle d’anthropologie, on a tendance à penser à l’étude des peuples premiers, à des choses très exotiques. Mais l’anthropologie, avant tout, c’est l’étude de l’homme en général. On essaie de déterminer ce qui nous distingue du règne animal, comment nous évoluons.

Justement, qu’est-ce qui fait de nous des êtres si particuliers ?

Ce que nous avons de spécifique, c’est notamment notre capacité culturelle à parler, à écrire, à nous raconter dans l’histoire, à inventer des choses. En l’occurrence, notre capacité à utiliser la technique est exceptionnelle. Dans le système solaire, il n’y a pas meilleur que nous pour fabriquer diverses choses et notamment des outils d’une complexité stupéfiante. En anthropologie, cela a été largement étudié. Cependant, dans l’histoire moderne, l’informatique se présente comme quelque chose de nouveau, entraînant de nouvelles dynamiques pour l’humanité. L’anthropologie du numérique se présente dès lors comme un sujet fascinant et particulièrement actuel.

En quoi l’informatique ou le numérique se distingue-t-il des autres formes d’outils que l’humanité a pu inventer ?

Du fait qu’on peut leur déléguer des tâches relativement complexes. Ces outils peuvent fonctionner par eux-mêmes, sans exiger la présence de l’humain. Cette capacité à confier des tâches à des machines n’est pas propre à l’informatique. Des exemples remarquables révèlent l’ingéniosité de l’Homme pour se faciliter la vie ou solutionner des problématiques. On peut évoquer la mise en place de systèmes d’irrigation automatiques en Mésopotamie ou encore l’invention de l’horloge, qui s’est progressivement miniaturisée. Par rapport à l’informatique, et ce qu’elle permet de faire, notre capacité à déléguer demeurait toutefois très limitée.

Aujourd’hui, l’informatique est en effet omniprésente…

Oui. En quelques décennies, l’informatique s’est miniaturisée, au point d’être aujourd’hui partout dans notre environnement, formant un vaste écosystème numérique autour de l’individu, connectant des personnes et des objets en permanence. Et on ne parle pas encore de l’intelligence artificielle, qui arrive actuellement. La vitesse à laquelle cela se développe est vertigineuse. Rappelons que Homo Sapiens a 300.000 ans. Notre société actuelle, qui est celle des énergies fossiles, n’a que 200 ans. L’informatique n’a qu’un siècle. Et cela fait une vingtaine d’années seulement que l’on évolue dans l’ère de l’informatique ubiquitaire, où les ordinateurs sont partout. Cette accélération constitue une exception dans l’histoire de l’humanité.

Si l’homme a progressivement évolué avec sa maîtrise technique, l’informatique s’apparente plus à une rupture ou une révolution. Mais en quoi est-ce une rupture ?

À toutes les époques, on assiste à des changements, à des modes ou des transformations plus structurelles. Les sociétés humaines évoluent, mais pas aussi rapidement que ce à quoi nous assistons actuellement. Il y a une rupture dans la mesure où nous avons conféré à des machines une capacité d’action autonome. On est donc plus loin que le système d’irrigation ou l’horloge. Avec l’IA, on a autour de nous des agents semi-autonomes qui ont la capacité de prendre des décisions à notre place et avoir une influence majeure sur nos vies. On se retrouve donc dans une société hybride, que j’appelle la « société ruche ».

Qu’est-ce que l’on trouve derrière ce concept ?

On peut imaginer la société sous la forme d’un essaim. En tant que membre, nous sommes à la fois seuls, dans notre alvéole, mais en permanence connectés au reste de la société grâce à la technologie. C’est la technologie qui fait le ciment de nos relations, qui unifie la société. Au sein de celle-ci, en outre, les outils numériques agissent comme des prothèses cognitives.

« Le smartphone nous est désormais indispensable. Nous sommes devenus dépendants. Si on nous l’enlève, on devient amputé, diminué par rapport à la norme. C’est en cela qu’il s’agit d’une prothèse. »

Comme des extensions de notre cerveau ?

C’est Andy Clark et David Chalmers qui ont introduit le concept d’externalisation de la pensée ou d’esprit étendu. L’esprit étendu, il s’agit de l’esprit humain auquel s’ajoutent tous les éléments de l’environnement matériel qui lui permettent de mettre en œuvre des processus mentaux équivalents à ceux que permet habituellement le cerveau humain. Notre esprit est déjà étendu dès que l’on commence à utiliser un calepin et un crayon pour nous aider à nous souvenir. Avec les outils technologiques, cela va plus loin. On peut déléguer à la machine beaucoup de choses. On a recours à son smartphone pour accéder à sa banque, suivre des formations, ouvrir une porte. Nous avons tous ce nouveau superpouvoir. Et il est partagé par l’ensemble de la société. À tel point que cela définit une nouvelle normalité sociale. Aujourd’hui, le fait de ne pas avoir de smartphone avec soi, ou toute autre prothèse cognitive numérique, comme des lunettes connectées, est considéré comme anormal.

La manière avec laquelle nous interagissons est donc directement influencée par la technologie…

Exactement. Nos rapports humains changent. Un exemple ? Autrefois les couples se formaient à l’occasion de réunions entre amis, de sorties en famille, lorsque l’on se rendait à la messe… Maintenant, c’est en ligne que cela se passe. À l’heure actuelle, deux tiers des couples découlent d’une rencontre en ligne. Les prochaines familles, les prochains bébés se créent au départ d’interactions numériques. C’est valable pour énormément de secteurs de la société.

Considérant l’importance du numérique au cœur de nos interactions sociales, quel pourrait être l’impact de l’intelligence artificielle sur la société ?

C’est une autre rupture majeure qui s’annonce. Jusqu’à présent, on se rendait facilement compte que nous interagissions avec une machine. Mais, progressivement, dans nos interactions en ligne, il devient de plus en plus difficile de distinguer l’humain de l’IA. Ces outils sont capables de tenir des échanges solides avec nous. Il y a des risques importants liés à la désinformation, mais aussi à l’altération de la nature même de nos relations.

Comme dans le film Her, certains pourraient préférer entretenir une relation avec une IA plutôt qu’avec ses congénères humains ?

Ce film raconte avant tout la solitude d’un homme qui a raté sa vie affective et qui tombe amoureux d’un système d’exploitation. Mais oui, c’est l’idée. On peut déjà le voir avec les derniers modèles d’intelligence artificielle générative : ils ont une capacité d’interaction phénoménale. Ils peuvent nous faire croire qu’ils nous comprennent, alors qu’en réalité, ils ne font qu’enchaîner les mots de manière très pertinente. Ce sont des “perroquets stochastiques”. Il n’y a pas d’émotion, si ce n’est potentiellement chez l’humain qui échange avec eux. Cela n’a rien d’humain. C’est même fondamentalement différent. Ce sont des machines, qui peuvent fonctionner indéfiniment tant qu’elles ont l’énergie. Notre vie à nous, elle, est limitée. Le risque, c’est que l’on se retrouve à perdre du temps à bavarder avec des choses, des fantômes en quelque sorte, des chimères, plutôt qu’avec d’autres humains.

Cela doit nous inviter, en tant qu’humains, à mieux réfléchir aux usages que nous faisons des technologies ?

Oui, car ces chimères peuvent nous apporter beaucoup. Récemment, NVIDIA a clairement esquissé le futur du marché de l’emploi avec l’IA. Son PDG, Jensen Huang, a annoncé vouloir atteindre un effectif composé de 50 000 employés soutenus par 100 millions d’assistants virtuels. On comprend dès à présent que l’intelligence artificielle va jouer un rôle central dans les processus de travail au sein des entreprises. L’humanité doit apprendre à vivre en harmonie avec cette technologie. On ne peut pas s’y opposer. Cela ne doit pas nous empêcher de mener une réflexion sur ce que nous en faisons, sur la finalité de son utilisation.

L’idée est d’avoir des humains aux capacités augmentées par l’IA…

Ce sujet était au cœur de ma thèse de 500 pages, présentée il y a dix ans, intitulée « le Métal et la Chair : Anthropologie des prothèses informatisées ». J’y analysais notre rapport aux machines et cherchais à identifier en quoi elles pouvaient changer notre corps quand on les y implante ou quand on les utilise au quotidien. La Chair, en l’occurrence, c’est notre matérialité propre, à nous les êtres humains. Elle nous conditionne. On a besoin de boire, de manger, de respirer, de se reposer, de se reproduire de manière naturelle pour transmettre notre ADN à travers les millénaires. Les machines sont faites de “Métal” (ou plutôt d’un mélange de métaux de plastiques et de silicium) et, théoriquement, sont immortelles. Si elles sont alimentées en énergie et maintenues, elles peuvent nous survivre.

Cela fait une vingtaine d’années que le numérique est partout. Quels sont les changements les plus notables que vous avez pu observer ?

Il y en a énormément, dans plein de domaines différents. Au-delà des moyens de communication, on peut évoquer la musique. Au départ, c’est grâce au protocole MIDI, développé par Dave Smith de Sequential Circuits, qu’il est devenu possible de piloter un synthétiseur avec un ordinateur. Progressivement, ce protocole a contribué à transformer l’industrie musicale dans son intégralité. Numériser les œuvres a permis de les reproduire plus facilement, jusqu’au streaming. Les gens n’achètent plus de CD. Pour gagner leur vie, les artistes ont dû s’adapter, évoluer. Quelque chose de similaire s’opère dans l’industrie cinématographique.

Cela part de choses anecdotiques qui, finalement, vont définir une nouvelle norme. Le smartphone n’existait pas il y a encore quelques années. Aujourd’hui, c’est un outil indispensable de connexion au monde, pour trouver son chemin, joindre son épouse, ses enfants, faire des paiements. Au point où l’on est devenu dépendant de ses systèmes. Si on nous enlève notre smartphone, on devient amputé. C’est en cela qu’il s’agit d’une prothèse. Si on nous l’enlève, on devient diminué par rapport à la norme.

Nous devenons donc dépendants de la technologie. N’est-il pas là, le danger ?

On revient sur l’histoire du Métal et de la Chair. Comme je le disais, la machine doit être entretenue et alimentée en énergie. Dès lors, à partir du moment où l’on est dépendant, on va tout mettre en œuvre pour maintenir le fonctionnement du système. Or, pour maintenir le fonctionnement du système, il nous faut de l’énergie, des minéraux, etc. La multiplication des intelligences artificielles exige beaucoup d’énergie. Aujourd’hui, les géants du numérique investissent dans le nucléaire. Des plans sont faits en vue d’exploiter des ressources minérales extra-terrestres.

Cela sonne comme une fuite en avant… L’humanité s’inscrirait-elle dans une logique de servitude volontaire vis-à-vis des machines ?

Oui. C’est justement un petit souci. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est immuable,

alors que cette dynamique n’a qu’une vingtaine d’années. Est-ce un feu de paille ?

On peut en douter. Cependant, les limites sont connues. Elles sont énergétiques,

environnementales. Comment cela va-t-il évoluer ? Je vois trois possibilités. Soit, on

s’engage dans une ère de sobriété totale. C’est la décroissance radicale, difficilement

imaginable. Soit on doit trouver de nouvelles ressources ou parvenir à une meilleure

utilisation de celles disponibles, en travaillant sur l’efficience, le recyclage, en déployant

de nouveaux moyens techniques. Et on voit que ce n’est pas évident. Enfin, il y a l’idée

d’aller chercher des ressources ailleurs, soutenue notamment par Elon Musk. C’est

assez compliqué.

Enfin, il ne faut pas négliger une autre limite, qui est cognitive. Ces changements

s’imposent à nous extrêmement rapidement. Durant toute l’histoire de l’humanité,

l’homme a toujours mis du temps pour s’adapter, évoluer. Il nous faut du temps pour

comprendre ce qui se passe, s’adapter.

L’humanité peut-elle éviter cet enfermement ? Comment prendre le recul nécessaire ?

L’enjeu est d’éviter de passer d’une société façonnée « par les machines » à une société « pour les machines ». Pour s’en prémunir, je pense qu’il est essentiel de préserver un espace de réflexion et de débat, mais aussi d’éduquer et de former pour maîtriser ces outils. Il est important de veiller à maintenir des liens humains authentiques. Dans cet espace, il faut que ceux qui soutiennent les développements technologiques puissent s’exprimer autant que ceux qui s’y opposent. C’est ce que nous faisons à travers le collectif baptisé Technoréalisme que j’ai cocréé avec Arnaud Billon. Nous avons cette capacité de réfléchir, de comprendre, de faire des choix. Il nous appartient d’échanger, de nous rassembler, pour envisager les directions à prendre. Il y a des enjeux éthiques majeurs, des incidences sociales et sociétales importantes qui doivent être pris en compte lorsqu’on déploie l’IA, et que nos enfants y sont exposés dans des jeux vidéo par exemple. Un adolescent pourrait par exemple devenir accro à un chatbot basé sur une IA. L’IA ACT, qui interdit certaines utilisations de l’IA, n’a, à ma connaissance, pas commencé à encadrer de tels risques.

Que conseilleriez-vous à un dirigeant d’entreprise qui est sensible à ces sujets ?

L’enjeu pour les entrepreneurs est d’intégrer l’IA de manière responsable, tout en préservant un équilibre entre innovation et humanité, ainsi qu’une maîtrise des coûts et du retour sur investissement. L’IA est un atout, tout comme le numérique en général. Mais il faut en faire un usage intelligent pour pouvoir en bénéficier pleinement aussi bien individuellement que pour les entreprises ou les institutions publiques.

Watch video

In the same category