Maria Mateo Iborra, co-fondatrice de BitValley et project leader d’Ibisa

Petit à petit, la technologie redessine le monde et les modes de vie. C’est vrai dans nos pays développés. Cela l’est encore plus dans les pays en voie de développement. Dans les pays d’Afrique, par exemple, la technologie permet aux citoyens d’accéder à des services financiers, comme le paiement mobile, dont ils étaient exclus jusqu’alors. Au regard de ces nouvelles possibilités, depuis quelque mois, un mouvement baptisé « Tech for Good » prend de l’ampleur. Il réunit les démarches visant à placer la technologie au service d’un monde plus juste, plus égalitaire, plus respectueux de l’environnement. A travers lui, de nouveaux acteurs mettent en œuvre les possibilités offertes par le numérique pour faire reculer la pauvreté et réduire les discriminations. En matière d’aide au développement, les applications se multiplient.   

 

Représentant luxembourgeois de la Tech for Good

Au Luxembourg, parmi les projets contribuant à ce mouvement, Ibisa est sans aucun doute l’un des plus prometteurs. Pour s’en convaincre, il suffit d’assister à un pitch de Maria Mateo Iborra, co-fondatrice de BitValley et project leader d’Ibisa, comme nous avons eu l’occasion de le faire en juin dernier à l’occasion des FinTech Awards Luxembourg. En quelques minutes, la jeune entrepreneuse démontre avec brio comment les dernières technologies, comme l’analyse de l’imagerie satellite et la blockchain, peuvent être combinées pour soutenir des populations dans les pays en développement. « Nous avons voulu utiliser la technologie afin de concevoir des produits de protection accessibles à des petits agriculteurs en Amérique latine, en Afrique ou en Asie, leur permettant de se couvrir vis-à-vis de risques menaçant leurs récoltes », explique la dirigeante. Souvent, dans des situations précaires, ces cultivateurs peuvent tout perdre suite à une sécheresse ou des crues. Or, aujourd’hui, les agriculteurs actifs dans ces régions très exposées aux aléas climatiques n’ont pas accès à des produits d’assurance adaptés à leur situation. Les seuls frais de gestion administrative liés à un contrat d’assurance, combinés aux procédures d’évaluation et d’indemnisation impliquant beaucoup de paperasse, rendent les solutions traditionnelles inaccessibles à des acteurs disposant de peu de moyens.

 

L’alliance des technologies de pointe

« Un des enjeux est dès lors d’utiliser la technologie pour alléger les procédures administratives liées à de très petits contrats. En réduisant les démarches et la main-d’œuvre nécessaire, on peut développer des produits qui répondront aux besoins de ces marchés particuliers. Dans cette optique, nous avons envisagé un modèle qui s’appuie sur l’Observation de la Terre et l’utilisation de la blockchain pour gérer les contrats et automatiser de nombreux processus », explique Maria Mateo Iborra.

 

C’est en 2015 que la jeune entrepreneuse crée BitValley avec quelques amis. « A l’époque, l’équipe évoluait essentiellement dans le domaine de la technologie, et plus particulièrement celui de la communication par satellite et de la cybersécurité. Notre volonté première était d’explorer les potentialités offertes par la blockchain, d’entreprendre des démarches de sensibilisation liées à l’usage de cette technologie, explique-t-elle. Nous avons développé des formations, des services de consultance et mis en œuvre quelques projets pilotes, parmi lesquels Spectrum, une solution de gestion des droits numériques dans le domaine de la création artistique. » BitValley souhaitait cependant pouvoir développer un projet d’entreprise à grande échelle. C’est en côtoyant des compagnies d’assurance dans le cadre de ses activités de sensibilisation et de formation qu’elle identifie l’opportunité du projet Ibisa. « Il nous est apparu qu’il y avait un marché nouveau à explorer en répondant aux problématiques auxquelles sont confrontés les agriculteurs dans les pays en voie de développement, poursuit la jeune femme. C’est à ce moment, aussi, que l’Agence Spatiale Européenne (ESA) a lancé un appel à projets visant le développement de solutions dans le domaine de la Fintech et de l’assurance s’appuyant sur les programmes spatiaux européens. »

 

Procédures simplifiées, coûts réduits

Les membres de BitValley n’ont pas laissé passer cette opportunité de développer une solution innovante au départ de leur expérience et expertise. En janvier 2018, le projet Ibisa était sur les rails, soutenu aussi par ce qui va être l’Agence Spatiale Luxembourgeoise. « Le concept marie les atouts de la blockchain aux technologies d’analyse des images d’Observation de la Terre. Grâce aux données satellites, on peut évaluer à distance les risques ainsi que les dégâts causés, sans devoir se rendre sur le terrain. L’analyse de la verdure à la surface terrestre, en comparaison avec les données historiques dont nous disposons, permet de constater une situation de sécheresse. Le cas échéant, grâce à la blockchain, l’indemnisation peut être automatiquement versée, pour permettre au fermier de subvenir à ses besoins », détaille Maria. En permettant une indemnisation sans avoir à introduire une réclamation, les procédures sont simplifiées pour l’agriculteur et la gestion administrative des dossiers est considérablement réduite. « Tout est transparent et inscrit dans la blockchain, que ce soit les flux d’argent ou encore le processus d’évaluation et d’indemnisation, explique-t-elle. La plupart des procédures, de l’établissement du contrat jusqu’à l’indemnisation en cas de sinistre, sont automatisées. La structure des coûts liée à la gestion des contrats d’assurance est maîtrisée et est maintenue au niveau le plus bas possible. Elle n’évolue pas en fonction du nombre de contrats gérés. De cette manière, on peut proposer des produits à des coûts attractifs. »

 

Un marché de plus de 500 millions de fermiers

L’équipe qui s’est lancée dans le projet Ibisa a rapidement compris comment la technologie pouvait aider à répondre aux besoins de ces fermiers. Cependant, proposer des produits de couverture implique de s’appuyer sur des compétences expertes dans le métier de l’assurance. « Nous nous sommes rapidement approchés des acteurs de la finance inclusive au Luxembourg, qui nous ont recommandé de prendre contact avec Annette», ajoute la dirigeante. Spécialiste de l’assurance inclusive, Annette Houtekamer développait déjà depuis 15 ans des projets pour soutenir les agriculteurs locaux. Elle cherchait justement un moyen de mettre en place un modèle mutualiste à large échelle. « Ayant compris notre volonté, elle n’a pas hésité à rejoindre notre projet pour nous permettre de développer des partenariats sur le terrain, pour faciliter la commercialisation des produits, mais aussi pour concevoir ceux-ci », explique Maria.

Aujourd’hui, Ibisa s’est approché de plusieurs partenaires, dont le rôle sera avant tout d’assurer la distribution des produits auprès des fermiers. Ils sont 16, en Amérique latine, en Afrique et en Asie à avoir manifesté un intérêt pour la solution que la start-up met en œuvre. « Susciter autant d’enthousiasme avant d’avoir le moindre produit à proposer révèle une grande attente du marché pour ces offres », commente Maria. De quoi motiver l’équipe à aller de l’avant. Aujourd’hui, Ibisa peaufine la solution technologique et élabore les produits en vue de proposer un Minimum Viable Product en mars prochain. « Nous allons commencer au départ de l’Inde, en partenariat avec la mutuelle DHAN, qui représente 2 millions de membres. L’idée est de démarrer avec un millier de fermiers et de faire progressivement grandir la communauté en assurant une gestion optimale du risque », poursuit la dirigeante. Après l’Inde, Ibisa entend poursuivre son développement au Bengladesh, à travers un partenariat avec l’assureur BRAC qui, avec ses 40 millions de membres. Le marché kenyan, via un partenariat avec Tulaa, actif dans la micro-finance, sera le suivant.

 

Allier finalité sociale et rentabilité

D’ici là, Ibisa devrait clôturer une levée de fonds. En cette fin d’année, les tractations avec plusieurs investisseurs sont en cours. Si Ibisa peut facilement convaincre sur la finalité sociale de sa démarche, elle doit aussi démontrer sa pertinence d’un point de vue business. « On parle d’un vaste marché, évalué à plus de 500 millions de fermiers exposés à des risques et qui ne disposent pas de couverture. Il s’agit cependant d’une cible de clientèle qui ne dispose que de faibles revenus. Dès lors, la contribution annuelle de ces agriculteurs à la communauté, pour assurer la couverture des risques, devrait s’établir autour d’une vingtaine d’euros. Ibisa se rémunère à travers une commission sur chaque fermier. Le business model, pour fonctionner, dépend donc de plusieurs facteurs. Le principal enjeu est de pouvoir garantir la croissance du nombre de membres en garantissant une évolution limitée de la structure de coûts. Il est essentiel, tout au long de la croissance, de garantir la meilleure gestion des risques notamment par une bonne diversification géographique. » Ibisa, dans un second temps, entend aussi diversifier le nombre de risques couverts.

 

Aujourd’hui, le développement d’Ibisa s’appuie sur une équipe internationale d’une dizaine de personnes, et sur la qualité de l’environnement de travail Luxembourgeois. « Nous partageons tous la même conviction que la technologie doit aujourd’hui être utilisée pour le meilleur, assure Maria. Dans ma vie, j’ai eu l’opportunité de voyager énormément et de me rendre compte de la chance que l’on a de vivre ici, en Europe. La technologie ne doit pas servir uniquement les privilégiés que nous sommes, mais contribuer à lutter contre les inégalités, à aider d’autres peuples à mieux vivre. A travers la Tech for Good, on peut démontrer que c’est possible, mais en plus qu’on peut accomplir de grande chose en développant un business sain, rentable. » La Tech for Good constitue un segment d’activité relativement neuf et doit encore convaincre. Ibisa entend contribuer à la visibilité de la démarche.