DIGITAL SOLUTIONS
« La politique de demain, c’est le digital »
On peut dire que les deux principaux orateurs de l’édition 2019 du Gala Golden-i auront secoué l’assemblé. Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens, agissant en maître de cérémonie, et Laurent Alexandre, grand spécialiste de l’intelligence artificielle, évoque la place de l’homme face à la machine dans un contexte de transformation digitale galopante. Invitant les leaders digitaux se trouvant face à eux à agir avec discernement et responsabilité, ils ont évoqué les grands enjeux de société qui nous attendent dans les prochaines années.
September 9, 2019
Le numérique refaçonne nos sociétés en profondeur. Maître de cérémonie de l’édition 2019 de Golden-i, Olivier Babeau, économiste français et président de l’Institut Sapiens, avait à cœur d’évoquer la place de l’homme dans un monde de plus en plus digital. Cette mise en contexte devait inviter l’audience, composée de leaders digitaux luxembourgeois, à réfléchir sur la manière dont ils mettent en œuvre la technologie.
Polarisation du monde
« Dans cette société numérique, on assiste une polarisation du monde vers les extrêmes, et ce, à plusieurs niveaux, commentait Olivier Babeau. Au niveau des marchés, d’abord, on assiste à une montée en puissance de géants, ayant aujourd’hui plus de poids que certains Etats, exerçant une réel mainmise sur des pans entiers de notre économie. » En effet, un nombre croissant d’entreprises sont désormais dépendantes des plateformes, capables de contrôler très facilement notre accès au monde, mais aussi l’accès des uns aux autres. Olivier Babeau parle de « vassalisation de l’économie ». « Mais le numérique redéfinit aussi notre relation à l’autre, créant de nouvelles fractures, entre les gens aisés et les plus démunis, les techno-leaders et les techno-largués, érigeant de nouveaux murs réduisant pour certains les possibilités et espoirs d’ascension sociale », commente l’essayiste. Au niveau politique et de l’échange d’information, on assiste aussi à des mouvements de polarisation, entre ultra-totalitarisme et ultra-démocratie. « Alors que la Chine est parvenue à mettre en œuvre un système de notation sociale, poussant le contrôle de la population par le pouvoir à l’extrême, dans nos démocraties, on assiste à l’éclosion d’une multitudes de communautés d’idées, établies sur des convictions toujours plus extrêmes, et éprouvant beaucoup de difficultés à se parler », explique Olivier Babeau.
Devenir des citoyens d’élite
Dans cette société numérique favorable aux extrêmes, le président de l’Institut Sapiens ne veut toutefois pas sombrer dans le pessimisme et prône « un optimisme de la volonté », en invitant chacun de nous à devenir « un citoyen, un consommateur, un travailleur d’élite ». « Pour cela, il faut parvenir à retrouver le sens de la mesure, entre dialogue et autorité, mêler Athènes et Sparte. Nous devons aussi chercher à sortir des bulles dans lesquelles le numérique à tendance à nous enfermer, en réapprenant à dialoguer avec l’autre, à concilier des points de vue. Enfin, parce que l’avis de l’expert n’a pas la même valeur que l’opinion de celui que l’on interroge en rue, il est aussi essentiel de réapprendre à hiérarchiser l’information », explique Olivier Babeau.
L’IA, grands enjeux des années à venir
Dans cet environnement changeant, le développement de l’intelligence artificielle est un enjeu particulièrement important. Laurent Alexandre, grand spécialiste de la question, a évoqué avec talent les grands défis et les conséquences de la mise en œuvre de l’IA. « Les changements que nous connaissons actuellement nous font entrer dans une nouvelle ère, celle du capitalisme cognitif, qui succède aux capitalismes marchand et industriel, explique-t-il. Cette économie s’appuyant sur la maîtrise de la donnée entraîne d’importantes mutations de la société, pouvant créer certains traumatismes si celles-ci ne sont pas suffisamment préparées. »
L’homme s’élève au rang de dieu
Les bouleversements s’opèrent à tous les niveaux : économique, géopolitique, médiatique, politique, philosophique, civilisationnel. « Grâce à la technologie et l’incroyable capacité que nous avons acquise dans le traitement des données, l’homme est désormais capable de fabriquer des bébés en modifiant l’ADN, illustre-t-il. L’intelligence artificielle permet à l’homme de s’élever au rang de dieu. »
Face aux évolutions vertigineuses à l’œuvre, Laurent Alexandre lance une mise en garde : « si l’on peut se réjouir des possibilités que cela ouvre, il ne faut pas non plus que l’on joue aux cons ». Reste à savoir si l’humain est prêt à affronter ce changement, quand on constate aujourd’hui que « 9% des Français pensent que la Terre est plate ».
Des conséquences inattendues
Le premier effet de l’utilisation massive de l’IA réside notamment dans la transformation de la force de travail, créant la fracture déjà évoquée par Olivier Babeau. « L’IA lamine la classe moyenne avant de nous aider à mieux guérir le cancer », évoque le Dr Alexandre. Loin de renier les apports qu’ont permis les avancées technologiques, le speaker vedette de Golden-i invite surtout à une prise de responsabilité de chacun. « Le problème est que les développements dont on parle sont très récents et que nous n’avons que peu de recul. Il faut se rendre compte qu’une simple requête Google, aujourd’hui, implique le traitement de plus de données que celles nécessaires à l’entièreté du programme Apollo, qui s’est étendu sur une dizaine d’années. Les conséquences liées au développement de l’IA sont à ce jour complètement inattendues. »
« Si l’IA est conne, sa bêtise est révolutionnaire »
Des intelligences complémentaires
Or, plutôt que de céder à un certain fatalisme, il convient de démystifier l’IA. L’IA forte, celle imaginée dans Terminator, n’est pas pour demain. Et quand bien même, cette technologie ne sera pas pour autant dotée de conscience mais bien programmée. Pour Laurent Alexandre, « nous nous enfonçons dans la complémentarité des intelligences. Dans cet environnement, la place de l’homme, doté d’une intelligence, de sensibilités, d’une autonomie, d’une conscience, n’est pas nulle. Cependant, si l’IA est conne, sa bêtise est révolutionnaire. Pour beaucoup de tâches que nous exécutons aujourd’hui, elle se montrera bien plus performante que l’intelligence humaine. »
Parvenir à organiser une transition cognitive
Selon la vitesse à laquelle elle se développe, plusieurs scénarios se dessinent aujourd’hui. Dans tous les cas de figure, on peut toutefois s’attendre à un renforcement de la pénurie d’emplois qualifiés, nécessaires au développement de l’IA, et à une croissance du nombre de laissés pour compte, ne pouvant pas faire valoir les compétences utiles. « Ce qui est sûr, c’est que d’ici 2050, cela va être compliqué pour les gens qui sont les moins doués », évoque Laurent Alexandre. Pour l’expert, l’émergence de l’IA doit s’accompagner d’une transition cognitive, permettant de mieux gérer, à travers les organisations et l’ensemble de la société, deux types d’intelligence complémentaires. « C’est une réorganisation compliquée, dans la mesure où l’on constate que nous ne parvenons pas à élever le niveau d’intelligence, le QI des personnes, par l’école, ni par la formation continue… Faudra-t-il passer par la modification génétique pour élever le QI de nos futurs bébés ? », interroge l’expert, un rien provocateur.
Le rôle clé de l’IT
Ce qui est certain, c’est que nous devons nous préparer. Et les professionnels de l’IT auront un rôle capital à jouer au cœur de cette transition. « Désormais, vous êtes des acteurs majeurs, a-t-il intimé aux professionnels de l’IT qui lui faisaient face. Dans la mesure où le digital structure la société, avec des enjeux éducatifs, sociétaux et idéologiques forts, votre action n’a rien d’anodin. Dès à présent, vous devez vous saisir de ce rôle, prendre conscience de cette responsabilité qui vous incombe. La politique de demain, ça s’appelle l’informatique. »