TRANSFORMATION & ORGANISATION

” Il y a quinze ans, nous étions une espèce rare “

Xavier Buck, Raoul Mulheims et Laurent Kratz portent un regard sur l’évolution de l’entrepreneuriat numérique au Luxembourg.

May 11, 2022

Il y a quinze ans, Laurent Kratz lançait Jamendo, une plateforme de streaming musical. Sa structure spécialisée dans les métiers de l’ingénierie informatique, NeoFacto, existait déjà depuis plusieurs années. S’il ne parlait pas encore de blockchain, technologie qu’il maîtrise aujourd’hui comme nul autre, l’entrepreneur s’était déjà distingué au Luxembourg en lançant la plateforme web Lesfrontaliers.lu. A côté de lui, Xavier Buck était déjà le patron de la structure à succès EuroDNS (lancée il y a vingt ans et leader européen dans l’enregistrement des noms de domaine) et le dirigeant de DataCenter Luxembourg depuis fin 2005. Depuis, il a considérablement enrichi l’écosystème entrepreneurial sur lequel il continuer de veiller. Raoul Mulheims, pour sa part, après avoir créé Nvision en 1999, créait MPulse en 2006, qui allait donner par la suite naissance à Digicash, avant la création de Finologee.

 

Pionniers

Ces trois garçons sont des pionniers, incarnant comme nul autre l’esprit d’entreprendre dans le secteur du numérique au Luxembourg. « C’est vrai qu’il y a quinze ans, nous étions une espèce rare, reconnaît Xavier Buck. Développer une activité à partir de rien dans le domaine de la technologie n’était en rien aussi évident que maintenant. Mes amis, d’ailleurs, se demandaient bien pourquoi j’empruntais cette voie plutôt que de passer mon examen pour devenir fonctionnaire d’État. J’étais passionné de technologie, animé par ce désir de la comprendre et de voir quels problèmes on pouvait résoudre avec. A l’époque, pour entreprendre dans ce domaine, nous ne pouvions essentiellement compter que sur nous-mêmes. »

C’est dire si, en l’espace de 15 ans, l’écosystème numérique luxembourgeois a changé. L’esprit entrepreneurial, au regard des nombreux incubateurs présents sur le territoire, a lui aussi percolé. « Quand on a créé Jamendo, on commençait à parler de venture capitalists au Luxembourg, avec l’émergence de Mangrove, se remémore Laurent Kratz. Lever des fonds relevait du parcours du combattant, bien plus qu’aujourd’hui.»

Ce n’est que progressivement que Luxembourg a investi dans l’innovation, en renforçant notamment les aides à la recherche, au développement et à l’innovation. « Digicash a été l’une des premières structures à en profiter, ajoute Raoul Mulheims. Les lignes commençaient à bouger, un renouveau s’enclenchait. Mais avant cela, c’était le désert. »

 

La technologie pour résoudre des problèmes

C’est une réelle passion pour la technologie qui a poussé ces jeunes gens (qui ont un peu mûri depuis), animés par un désir de liberté, à prendre le risque de se lancer. Chacun, de son côté, a investi dans une vision, développant des modèles novateurs. « C’est au départ de Neofacto, élément central de notre écosystème, générant des revenus récurrents, que des idées sont nées, comme Jamendo ou encore Scorechain. Nous avons exploré la technologie, envisagé ce que nous pouvions en faire pour, au final, développer de nouveaux business », explique Laurent Kratz. Mais si l’on parle beaucoup des succès, il y a aussi de nombreux échecs qui ont été essuyés. » Xavier Buck, pour sa part, rappelle volontiers avoir voulu se positionner sur des éléments qui seraient indispensables au développement du numérique.

« C’est en utilisant des lames de rasoirs que je me suis demandé ce qui serait aussi indispensable que ce produit dans le domaine du numérique, explique-t-il. C’est ce qui m’a amené vers les noms de domaine, avec la croyance, qui s’est avérée fausse, que chacun changerait d’adresse beaucoup plus régulièrement. Il était difficile de prévoir l’engouement actuel autour des noms de domaine, avec par exemple la nécessité pour des marques de réserver une quantité de noms de domaine pour sécuriser leur marché. » Identifiant des nouveaux besoins, le plus souvent connexes à l’activité, Xavier Buck a développé ou racheté des structures afin d’enrichir tout un écosystème.

 

Apprentissage permanent

Pour Raoul Mulheims, le chemin parcouru est davantage le fruit d’apprentissages. « Autour du concept de plateforme technologique, nous avons d’abord cherché à proposer des solutions permettant de réaliser des économies d’échelle pour la création d’un site Internet, pour procéder à des paiements par SMS, pour offrir des solutions de paiement mobile. A chaque projet, nous avons créé de la substance, consolidé une expertise pour ensuite regarder plus loin, explorer de nouveaux horizons… » Jusqu’à la création de Finologee, une plateforme avancée permettant à des acteurs financiers d’accéder et d’assembler facilement des solutions proposées par des Fintech, le tout étant supportés par un ensemble d’éléments d’infrastructure.

« A l’époque, pour entreprendre dans ce domaine, nous ne pouvions essentiellement compter que sur nous-mêmes. »

Les clés du succès

Considérant leur expérience, il est intéressant de questionner ces entrepreneurs sur les clés du succès. « La résilience est un élément fondamental. Le développement d’un business, c’est long, avec des hauts et des bas. C’est toujours un marathon, avec de grands moments d’extase et des périodes marquées par le doute. Il faut pouvoir résister à cela », explique Laurent Kratz. « Bien évidemment, il faut identifier le problème à résoudre, afin d’y apporter la réponse adaptée. L’enjeu, au-delà, est de le faire en adoptant le bon timing », assure Xavier Buck. « En effet, avoir raison trop tôt, c’est avoir tort », renchérit Laurent Kratz, qui reconnait volontiers avoir lancée Scorechain trois ou quatre ans trop tôt. « Le développement de l’activité, dans ce cas, dépend en effet de l’évolution de la régulation autour de la crypto, explique-t-il. Elle a mis du temps à émerger. Désormais, c’est parti et nous sommes bien positionnés. » Pour Raoul Mulheims, la recette de la réussite doit intégrer divers ingrédients. « D’abord, il faut une bonne équipe, un savoir et des financements. Il faut pouvoir, comme évoqué par Laurent et Xavier, définir le besoin contextuel en considérant les facteurs en présence. La réglementation, dans le cadre de Finologee, a ouvert des opportunités business. Ce sont les ingrédients standards qui, avec l’expérience, peuvent être appréciés plus facilement, explique le dirigeant de Finologee. J’ajouterais ensuite qu’il faut savoir dire « non » et, pour cela, définir des éléments qui permettent de rester concentré sur l’essentiel. Par exemple, chaque projet que nous envisageons doit pouvoir être rentable dans les deux ans, sans quoi il ne sera pas lancé. Définir des critères pour cadrer les décisions permet d’éviter de se perdre et d’avancer plus efficacement. »

 

Regards vers l’avenir

Comment voient-ils l’avenir ? A leurs yeux, l’entrepreneuriat au Luxembourg est devenu plus attractif. Il y a eu un nivellement par le haut, avec le développement d’outils permettant de soutenir les entrepreneurs. « C’est plus facile de se lancer aujourd’hui. Et il y a un plus grand appétit à l’échelle du territoire pour le développement d’activités entrepreneuriales. Le nombre de candidats au programme Fit 4 Start, chaque année, en témoigne », précise Raoul Mulheims. Il reste cependant des contraintes, qui ne sont pas propres au Luxembourg, mais qui sont sans doute plus ressenties ici qu’ailleurs. « Elles sont principalement liées aux talents, avec des difficultés pour attirer les bonnes compétences. Il n’est pas évident de convaincre des profils avec un haut potentiel de rejoindre une société à Belval », commente Laurent Kratz. De manière plus globale, il y a un réel enjeu à renforcer l’attractivité du Luxembourg à l’égard des acteurs du numérique. Le pays ne peut plus, aujourd’hui, faire valoir des avantages fiscaux comme c’était le cas il y a quelques années, notamment avec la TVA sur le e-commerce. « Il y a un réel enjeu à ce niveau. Il faut pouvoir consolider un écosystème, atteindre une taille critique, faire émerger des acteurs, engranger des succès dans l’optique d’attirer d’autres structures, commente Xavier Buck. Il faut, dans cette optique, soutenir l’investissement. Nous attendons, depuis plusieurs années, l’adoption de mesures fiscales (tax shelter) encourageant l’investissement par des privés dans des structures entrepreneuriales. C’est une mesure que portait Pierre Gramegna avant qu’il ne quitte le gouvernement. Nous attendons toujours. »

Si l’on regarde vers l’avenir, Laurent Kratz tient à pointer les enjeux sociétaux et environnementaux. « Le film Don’t Look Up a notamment contribué à éveiller les consciences. Avec le dérèglement climatique, il y a une tendance qu’il ne faut pas négliger, avec en ligne de mire des limites de la croissance, de nouvelles contraintes et même une possible décroissance, qui pourraient bouleverser nos économies. Ces tendances doivent intégrer la réflexion des entrepreneurs, notamment les jeunes, et les amener à se demander comment entreprendre dans un monde qui n’est plus guidé par la croissance », conclut le patron de Scorechain.

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