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Et si la crise transformait la grande distribution ?
Alors que la plupart des secteurs d’activité souffrent depuis le début de la crise de la COVID-19, il en est un qui se frotte les mains : celui de la grande distribution. La demande a en effet explosé de façon instantanée et, pour y répondre, le secteur a dû trouver des solutions parfois inédites. Pour certaines enseignes, cette crise est une opportunité de réviser profondément leur modèle.
July 15, 2020
Le secteur de la grande distribution n’est pas réellement un perdreau de l’année. Au contraire, ses origines remontent au XIXe siècle et sa visée est au départ autant sociale que commerciale. Il s’agit en effet, pour des coopératives, de mettre à disposition des ménages des biens de première nécessité. Depuis ce moment fondateur, la grande distribution a connu de nombreuses évolutions : le succursalisme, consistant à multiplier les enseignes d’une même marque vendant des produits à prix fixes et affichés, les grands magasins, sortes d’épiceries géantes implantées dans les grandes villes, les magasins à prix unique, les magasins en libre-service, les enseignes à discompte et, enfin, les grandes surfaces.
Un reflet de la société
La grande distribution n’a donc cessé de se transformer au cours des décennies. Son évolution s’est en réalité dessinée parallèlement à celle de la société dans son ensemble. Lorsque celle-ci s’interroge sur la manière de fournir les denrées de base à des ménages ouvriers naissent les premières coopératives. Lorsque la guerre laisse des millions de personnes dans un état de précarité terrible, les enseignes trouvent des solutions pour vendre moins cher et font de cette particularité un argument commercial.
Ces dernières années aussi ont été marquées par une crise d’importance qui, sous une forme ou une autre, a été évoquée quotidiennement dans les médias : la crise climatique et environnementale. Comme depuis les premiers temps de son histoire, la grande distribution s’est adaptée aux questionnements, craintes et espoirs soulevés par cette crise, notamment en proposant aux consommateurs inquiets des produits plus locaux, moins transformés, et dont l’élaboration nuit moins à l’environnement. Les magasins sont devenus plus aérés, tablent autant sur la qualité que sur le prix, laissent de la place au vrac. L’histoire est en marche et la grande distribution suit le mouvement.
Une crise sanitaire inattendue
La pandémie à laquelle nous sommes confrontés pourrait toutefois avoir des conséquences bien plus importantes pour le secteur de la grande distribution. On ne peut que le regretter, mais le changement climatique a cette particularité de n’avoir actuellement pas d’effet suffisamment déterminant dans nos vies d’Occidentaux pour motiver un réel changement d’habitudes. Ses conséquences devront être assumées par les générations futures, celles qui ne sont pas encore là et dont nous ne devrons donc jamais affronter le regard accusateur. Pour être aussi cru que ce débat l’impose, posons-le en ces termes : le changement climatique ne tue pas aujourd’hui nos grands-parents. En tout cas, pas de façon suffisamment claire. Pour la grande distribution, les efforts réalisés pour apporter leur pierre à l’édifice dans la lutte contre ce phénomène sont donc plus de l’ordre de l’opération marketing que de la transformation structurelle.
Arrivé subitement, et laissant derrière lui des morts bien visibles, le coronavirus est d’un tout autre ordre. Et ses conséquences sur le secteur de la grande distribution ont été très importantes. « Nous avons été surpris par l’explosion de la demande, dès les premiers jours du confinement, explique Jacques Lorang, CEO de Luxcaddy, société qui permet aux particuliers de commander des produits alimentaires et de grande distribution en ligne, et de se les faire livrer à domicile. Les ventes ont triplé sur cette période, alors que nous avons finalement dû limiter l’accès à la plateforme aux seules personnes vulnérables, car nous n’arrivions plus à suivre. Nous aurions donc pu vendre bien plus encore. »
L’alimentation en ligne, bientôt la règle ?
Poussés par la peur de manquer de nourriture, mais aussi par celle de contracter le virus, les consommateurs luxembourgeois se sont en effet tournés vers les (rares) solutions d’achat et de livraison d’alimentation disponibles dans le pays. La question est de savoir si cette habitude perdurera une fois la crise derrière nous. « Je suis convaincu que cet épisode va donner un coup d’accélérateur à l’achat d’alimentation en ligne, poursuit Jacques Lorang. Pendant des années, ce marché n’a été qu’une niche. Mais on voit bien que, malgré le déconfinement, la demande reste importante. Je ne dis pas que la moitié des consommateurs vont à présent acheter leur nourriture en ligne, mais je suis tout de même très confiant dans l’avenir. »
Grosbusch, important distributeur de fruits et légumes au Luxembourg et à l’international, avait déjà mis en place sa formule Fruit@office, permettant aux entreprises de se faire livrer fruits et légumes pour la consommation de leurs collaborateurs. Pendant le confinement, l’entreprise luxembourgeoise a étoffé cette offre avec Fruit@home. « Nous collaborions à l’initiative corona.letzshop.lu – une plateforme permettant aux plus vulnérables d’acheter en ligne et de se faire livrer de la nourriture – et nous nous sommes dit qu’il n’y avait pas que les plus de 70 ans qui cherchaient une possibilité de se faire livrer leurs fruits et légumes. Nous avons donc décidé de lancer cette formule qui consiste à proposer des paniers pré-composés de produits saisonniers, explique Goy Grosbusch, Administrateur délégué de la société. Même avant la crise, la tendance pour la livraison de nourriture fraîche à domicile se dessinait de plus en plus clairement. Nous n’avions toutefois pas forcément le temps nécessaire pour nous lancer. La période que nous traversons nous en a donné l’occasion. » Selon Goy Grosbusch, la fin de la période de confinement n’a pas calmé les ardeurs des consommateurs et la demande pour le service Fruit@home reste importante.
Opportunité commerciale et exigence sanitaire
On le voit, des acteurs bien établis de la grande distribution ont également senti que la pandémie laisserait des traces dans l’esprit des consommateurs et qu’il y avait là une opportunité commerciale à exploiter. Certes, les possibilités de commande en ligne, avec collecte des achats au magasin, voire de livraison, commençaient à se multiplier déjà avant la crise. Mais la COVID-19 a convaincu les plus réticents de se lancer.
Offrir aux clients une nouvelle manière d’obtenir leurs produits n’est d’ailleurs peut-être pas seulement une façon pour les grandes enseignes d’exploiter une faille psychologique des consommateurs. Il peut simplement s’agir de répondre à une réelle exigence sanitaire. « L’expérience client devra être différente tant que les garanties sanitaires ne seront pas totales, estime Cyril Dreesen, Directeur général d’Auchan Retail Luxembourg. Cela signifie plus de digital, plus de livraisons à domicile ou de commandes de panier préparés. Tout ceci va devenir courant et la grande distribution doit s’y préparer. » Pour le directeur d’Auchan Luxembourg, ces habitudes pourraient devenir si bien intégrées qu’elle resteront en vigueur même lorsque le virus sera maîtrisé. « Si on a recours pendant plusieurs mois à ces solutions, je suis convaincu qu’elles resteront dans les mœurs. Elles ne seront peut-être pas autant utilisées que pendant le confinement, mais elles seront bien plus privilégiées qu’avant la crise. »
Du local pour garantir l’approvisionnement
Au-delà du canal de distribution des produits, un autre changement, lui aussi déjà engagé par beaucoup d’enseignes avant la crise, devrait s’accélérer après celle-ci : le recours plus marqué aux produits locaux. « Au plus fort de la crise, lorsque la demande était très importante, nous nous sommes retrouvés face à des grandes marques en pénurie, se souvient Jacques Lorang. Nous travaillions déjà avec des marques locales, mais nous avons alors renforcé notre collaboration avec elles afin de proposer une alternative aux clients. Et on a vu que ça fonctionnait. A l’avenir, nous mettrons certainement plus en avant ce type de produits. Avant, c’était une question d’image mais, aujourd’hui, il s’agit plus d’une façon de sécuriser notre approvisionnement. »
Chez Grosbusch aussi, l’approvisionnement a été très perturbé au cours de la période. « Nous importons des produits de partout en Europe et, vu que la logistique et le transport étaient impactés par les fermetures de frontières, ça a été très compliqué, précise Goy Grosbusch. Toutefois, comme notre clientèle Horeca était à l’arrêt, nous avons réussi à répondre à la demande. La production locale, chez Grosbusch, a toujours été mise en avant et elle le sera encore à l’avenir. Cela dit, nous aimons également surprendre nos clients avec des produits plus exotiques et, pour ceux-là, nous devrons toujours nous tourner vers l’étranger… » Promouvoir le local est aussi le credo d’Auchan depuis plusieurs années. Cette politique, selon son directeur pour le Luxembourg, aurait plus d’une vertu suite à la pandémie. « Il sera impossible de revenir à ce que l’on faisait dans le passé, pense Cyril Dreesen. Plus que jamais, les consommateurs recherchent des produits proches d’eux. Par ailleurs, le tissu économique va être considérablement mis à mal suite à cette crise. Le fait de collaborer entre acteurs locaux permettra à chacun de mieux surmonter cette situation. En proposant des produits locaux, la grande distribution a la possibilité de soutenir l’écosystème local. Changer de modèle a donc aujourd’hui beaucoup de sens. »
Pour ne rien gâcher, en changeant son fusil d’épaule, la grande distribution contribuerait non seulement à rebâtir l’économie post-COVID, mais aussi à lutter contre le changement climatique. Car, bien que celui-ci ait été balayé de l’agenda médiatique au cours des derniers mois, il reste bel et bien le plus grand défi qui nous attend au cours des prochaines années…
[toggle title =”Vive le plastique !“]Les équipes de Grosbusch ont dû s’adapter à des exigences sanitaires assez lourdes depuis quelques mois : gants, masques, désinfection des camions et des bureaux… « Tout ceci contribue à rassurer nos clients, explique Goy Grosbusch. Il en va de même de l’emballage des fruits et légumes. C’est assez paradoxal mais alors que tout le monde, avant la crise, voulait réduire au maximum le packaging, notamment en plastique, on se retrouve aujourd’hui avec une demande complètement inverse. Les gens veulent aujourd’hui plus de plastique et j’ai l’impression que cette tendance pourrait durer… » [/toggle]