TRANSFORMATION & ORGANISATION

Place à l’entreprise libérée

Depuis quelques années, on assiste à une transformation progressive des modes de gouvernance des entreprises. Les enjeux sociétaux et environnementaux viennent bousculer l’idéologie dominante qui veut que tout entreprise doit viser la maximisation du profit. Cette transformation s’accompagne d’une redéfinition du système de gouvernance d’entreprise, plaçant la « raison d’être » au centre des décisions. Bienvenue dans le monde de l’entreprise libérée.

January 21, 2021

Le concept de l’entreprise libérée a été évoqué pour la première fois en 1993, par Tom Peters dans son ouvrage : « Entreprise libérée ; Libération Management. ». C’est toutefois l’ouvrage d’Isaac Getz et de Brian Carney, intitulé : « Liberté & Cie. » édité en 2012, qui fait office d’ouvrage de référence en matière d’entreprise libérée. C’est grâce à eux que le concept s’est fait connaître du plus grand nombre.

On y découvre que l’entreprise libérée se définit comme : « une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu’ils jugent bon d’entreprendre. » En plus de cette définition, il existe plusieurs principes qui encadrent le bon fonctionnement de l’entreprise libérée, car entreprise libérée ne veut pas dire entreprise sans organisation. Celle-ci est tout simplement différente de celles que l’on connaît dans la plupart des entreprises traditionnelles.

Nécessaire remise en question

Pour qu’une entreprise classique devienne une entreprise libérée, il est nécessaire qu’elle se remette en question et qu’elle accepte de modifier l’intégralité de sa structure. Pour cela, elle va pouvoir s’appuyer sur les trois grands principes qui régissent l’entreprise libérée. Le premier est d’offrir la possibilité à l’ensemble des salariés de l’organisation de prendre et suivre des initiatives individuelles. Le deuxième est de remplacer le système hiérarchique pyramidal par un système hiérarchique plat où chaque collaborateur est responsable de son travail personnel. Le troisième est de penser en termes de rôle et non plus en termes de poste. Un individu n’est plus cantonné à une seule et même tâche au sein d’un service bien précis. Il viendra apporter ses différentes compétences et connaissances dans l’ensemble des cercles et équipes qui en auront besoin.

Pour beaucoup, l’esprit start-up est ce qui qualifie au mieux l’entreprise libérée. Une dynamique de groupe, des salariés impliqués et motivés, des méthodes alternatives de management, etc. Effectivement, si les start-up, les entreprises qui font des nouvelles technologies leur corps de métier, les bureaux de recherche et d’études, mais aussi les entreprises de services semblent être celles prédestinées à devenir ou à être des entreprises libérées, elles ne sont pas les seules à pouvoir franchir le pas.

L’entreprise libérée présente de nombreux avantages à la fois pour les salariés, mais aussi pour l’entreprise en tant que telle. Aujourd’hui, il est indéniable que les nouvelles générations sont à la recherche d’une plus grande liberté, tant dans l’organisation de leur temps de travail que dans la façon de réaliser leurs tâches. Elles ne veulent plus du rythme traditionnel et des heures passées derrière un même et unique bureau. Non, les talents actuels veulent pouvoir s’organiser librement et travailler n’importe où, presque n’importe quand, sans voir leur créativité et leur ingéniosité bridées. C’est pour tout cela que l’entreprise libérée leur apparaît comme la société idéale dans laquelle ils souhaitent tous travailler.

Des avantages et des freins culturels

Parmi les avantages communément admis, on retrouve une augmentation de la motivation, de l’implication et de la performance des salariés, un climat social apaisé et serein, une amélioration de la qualité de vie et du bien-être au bureau, un travail collaboratif source d’innovations et de progrès, une organisation flexible et réactive, pour une adaptabilité rapide à toutes les situations.

Le principal frein à la mise en place de l’entreprise libérée est souvent lié à la culture encore dominante qui s’appuie sur une hiérarchie bien établie. La majorité des salariés et des dirigeants ne sont pas prêts à un tel changement de mœurs et ils en ont même peur. De ce fait, ils ne voudront pas s’impliquer dans le projet et, sans le soutien de tous, une telle organisation ne peut se mettre en place. Pour que l’entreprise libérée fonctionne correctement, tous les acteurs doivent jouer le jeu.

Afin de mettre en place un système d’entreprise libérée au sein de son organisation, il y a deux écoles. Une qui mise sur une application brutale et totale de l’entreprise libérée, c’est-à-dire un changement en profondeur sur tous les services et tous les secteurs de l’entreprise. Et une autre qui mise sur une application en douceur et par étapes de l’entreprise libérée. C’est ce que l’on appelle le « changement incrémental ». La mise en place se fait d’abord sur un service de l’entreprise ou en réduisant petit à petit les responsabilités des encadrants pour augmenter l’autonomie des salariés.

Acquérir son autonomie

Entreprise libérée ne veut pas dire entreprise dénuée d’encadrement et de management. Ils sont simplement pensés et exercés autrement. Les ressources humaines et cadres intermédiaires n’ont plus pour fonction de contrôler et de pister les salariés. Ils doivent à présent aider ces derniers dans l’acquisition de leur autonomie, tout en s’assurant que les directives générales des dirigeants soient connues, comprises, acceptées et mises en action. Ainsi, ils apparaissent plus comme des coachs qui vont les guider, les recentrer sur l’essentiel et leur donner la confiance et les moyens nécessaires pour réaliser leur travail, mais aussi pour être source d’innovations et de performances.

Dans le cadre d’un récent mémoire, Eymeric Guinet a mené une recherche en France de septembre 2019 à juin 2020 auprès de onze « leaders libérateurs », occupant un rôle central dans le processus de libération d’entreprise, les invitant à s’exprimer sur la place du profit, de la raison d’être, de la performance et du bien-être des salariés dans leur organisation. Premier enseignement de ce travail, la quasi-totalité des « leaders libérateurs » interrogés déclare renoncer à l’objectif de maximisation du profit : « pour moi une entreprise libérée, elle est libérée de la dictature de la maximisation du profit », « nous avons renoncé à l’idée de faire du profit à tout prix, au détriment de nos valeurs et de notre projet collectif », expliquent les leaders interrogés. Si l’objectif de « maximisation » du profit est rejeté, la contrainte du profit, quant à elle, est entièrement intégrée à la logique de l’entreprise libérée, parce qu’une entreprise qui ne gagne pas d’argent, elle meurt.

Non à la maximisation du profit

Ces dirigeants sont donc prêts à financer des projets non rentables, s’ils ont du sens au regard de la mission et des valeurs de l’entreprise, tant que l’équilibre financier global n’est pas menacé. Cette nouvelle hiérarchisation, précise un des leaders interrogés, « n’implique pas d’oublier les résultats financiers, mais de les remettre à leur juste place ». La logique est donc inversée par rapport à la vision capitalistique : la fin devient le moyen. Le profit prend un statut de « condition nécessaire de survie » et se met au service de la raison d’être.

Plutôt que de maximiser le profit, il s’agira de « faire le meilleur travail possible » ou de « fournir le meilleur service possible ». La notion de performance globale émerge : intégration des intérêts des parties prenantes (dont les collaborateurs), « performance sociale et sociétale », qualité des produits ou services, « impact sur l’éco-système » dans son ensemble, « création de valeur commune », etc.

La totalité des leaders interrogés exprime une conviction forte : la libération bien ordonnée des salariés s’accompagnerait d’une hausse significative de leur potentiel, donc de leur performance, et in fine de la réussite économique de l’entreprise. Dans cette optique, le profit devient le « bénéfice collatéral » d’un management libéré. Dès lors, le statut du profit change : il n’est plus considéré comme un objectif mais comme une conséquence naturelle de la bonne application des principes de l’entreprise libérée : « on ne libère pas les gens pour devenir plus productif, mais la liberté peut rendre productif, vous voyez c’est différent. »

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