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« La réglementation, seule, ne suffit pas à construire une Europe digitale »
À l’occasion du 25e anniversaire de l’APSI, son président Jean Diederich revient sur les évolutions du numérique au Luxembourg et en Europe.
October 10, 2025

Au-delà de la valorisation des acteurs numériques luxembourgeois à travers la remise annuelle des Flagship et Start-up Awards, l’association a pour mission de faire du numérique un levier de développement stratégique. Quelles avancées le Luxembourg et l’Europe peuvent-ils faire valoir à cet égard ? Le bilan est nuancé : des progrès visibles, mais aussi des impasses durables qu’il devient urgent d’adresser.
En un quart de siècle, le numérique s’est imposé dans tous les pans de l’économie et de la société. L’APSI (Association des Professionnels de la Société de l’Information), créée en 2000 dans le giron de la CLC, s’est donnée pour mission d’accompagner cette transformation au Luxembourg, en promouvant l’émergence d’un écosystème numérique dynamique et en encourageant les synergies entre acteurs publics et privés.
Après 25 ans d’existence, son président, Jean Diederich, a souhaité se prêter à l’exercice du bilan.
« Il faut rester lucide. Oui, beaucoup de choses ont été faites. Mais dans les grandes lignes, l’Europe – et le Luxembourg – restent technologiquement dépendants des technologies étrangères, explique-t-il. Le marché du numérique européen demeure structurellement fragmenté, rendant difficile l’émergence de champions, en dehors d’un Spotify ou d’un SAP. Culturellement, nous ne sommes toujours pas en position de faire du numérique un levier majeur de notre compétitivité future. »
Perte de souveraineté
Si, depuis deux ou trois ans, on parle plus intensément de souveraineté numérique européenne, force est de constater que celle-ci n’a fait que reculer au fil du quart de siècle écoulé.
« Il y a 25 ans, nous étions à la pointe du développement des technologies 2G ou 3G, avec des acteurs européens comme Nokia, Ericsson, Siemens ou Alcatel. Avec la 5G, on a tout perdu. La plupart des technologies sur lesquelles s’appuient nos sociétés – qu’il s’agisse du hardware, des OS, du cloud ou encore de l’intelligence artificielle – proviennent des États-Unis et, dans une moindre mesure, d’Asie. Tout repose sur des infrastructures non européennes, commente Jean Diederich. Nous n’avons pas été capables de faire émerger des alternatives viables, faute de vision commune, de collaboration et de coordination. »
Besoin d’un marché unique et d’ambitions communes
Au-delà de la dépendance technologique, c’est le fonctionnement même du marché intérieur qui est en cause. Si l’APSI est sortie du giron de la CLC, elle s’est davantage investie au niveau européen à travers la fédération Digital Europe.
« L’Europe reste prisonnière de sa fragmentation. Chaque État membre défend son pré carré. Il n’y a pas de marché numérique unifié. Et chaque tentative de coordination est freinée par des intérêts nationaux divergents », souligne le président de l’APSI, qui appelle, à l’instar de Mario Draghi dans son dernier rapport, à davantage de marché commun.
Si l’on prend le développement de l’IA, l’Europe doit en effet mettre en place des réponses coordonnées aux nombreux enjeux associés : capacités énergétiques requises, dépendance aux plateformes cloud américaines, manque de données structurées pour alimenter les modèles, réglementation, éducation et talents.
Ce manque de convergence se reflète aussi à l’échelle du Luxembourg. En matière de cybersécurité, par exemple, Jean Diederich déplore un manque d’articulation entre les acteurs.
« On a le House of Cybersecurity, la CSSF, la BCL, les acteurs privés, des comités nationaux… mais chacun travaille de son côté, avec peu de moyens. Il manque une gouvernance consolidée, permettant de concentrer les ressources et de disposer d’une seule force de frappe plus conséquente », précise-t-il.
Travailler sur l’éducation
Mais le constat le plus alarmant porte peut-être sur l’éducation.
« Le vrai frein à la transformation digitale en Europe est culturel. Et cela commence dès l’école. Aujourd’hui encore, les jeunes ne sont pas formés à l’informatique, à la sécurité, à l’usage critique des outils numériques. Ils deviennent des consommateurs passifs, précise Jean Diederich. Je le clame depuis de nombreuses années : nous devons former les élèves à devenir des citoyens numériques éclairés. Ce sont eux qui, plus tard, seront les décideurs. Il est essentiel qu’ils disposent d’une meilleure maîtrise de ces enjeux, pour considérer le digital comme un levier stratégique des entreprises ou des administrations. »
Dans ce contexte, le président de l’APSI déplore le réflexe d’interdiction – comme celle des smartphones à l’école –, alors qu’il faudrait privilégier l’éducation et la responsabilisation.
« Il ne s’agit pas de diaboliser les outils, mais d’apprendre à les utiliser de manière responsable, créative et productive.
Mobiliser les budgets autrement
L’Europe s’est souvent illustrée par son arsenal réglementaire ambitieux. Mais celui-ci se retourne parfois contre ses propres objectifs.
L’exemple du règlement DORA est éloquent :
« Les banques sont aujourd’hui tenues de cartographier tous leurs applicatifs, de faire des audits, de documenter dans un registre… Ce sont des efforts colossaux, nécessaires, mais qui mobilisent des budgets énormes. Et une fois cela fait, il ne reste plus rien pour moderniser ou innover, explique le président de l’APSI. On dépense pour être conforme, pas pour avancer. On fige des systèmes existants, parfois obsolètes, au lieu de favoriser leur remplacement. »
Un écosystème entrepreneurial en quête de maturité
Il serait toutefois injuste de peindre un tableau entièrement sombre. Jean Diederich reconnaît que le Luxembourg a progressé.
« Il y a 25 ans, l’écosystème des start-up était quasi inexistant. Aujourd’hui, il existe, il évolue, il s’internationalise. »
Mais là encore, des limites structurelles persistent.
« En Europe, l’échec est encore mal perçu. Beaucoup de start-up sont maintenues artificiellement, au lieu d’être arrêtées pour laisser place à d’autres projets. Cette culture de la prise de risque, de l’essai-erreur, reste insuffisante. »
Le manque de mutualisation entre acteurs est également un frein.
« Pendant des années, chacun a développé ses outils dans son coin. Aujourd’hui, on redécouvre l’intérêt de solutions partagées – comme pour le KYC – mais on a perdu un temps précieux. »
Se donner de nouvelles ambitions numériques
« Mon objectif n’est pas d’être alarmiste, mais de rester réaliste. Après 25 ans, il est normal de poser un regard critique sur ce qui a été accompli ainsi que sur ce qui ne l’a pas été », résume Jean Diederich.
Pour lui, l’APSI a toujours eu ce rôle : porter un discours constructif, fédérateur, mais sans complaisance.
« En Europe et au Luxembourg, il existe beaucoup de PME et de micro-entreprises. La plupart des réglementations autour du digital et de l’ICT ne sont pas adaptées à cette taille d’entreprises, qui sont incapables, par elles-mêmes, de se conformer à toute cette masse de nouvelles règles. Idéalement, il faudrait les exclure de ces réglementations lourdes. La même chose s’applique aux start-up. »
Alors que les défis numériques s’amplifient – IA, cybersécurité, souveraineté des données, transition énergétique –, il appelle à une réorientation stratégique.
« Il faut investir dans la formation, mutualiser les efforts, consolider les structures et cesser de croire que la seule réglementation suffira à construire une Europe digitale, explique-t-il. Il faut que nous nous donnions de nouvelles ambitions pour construire un monde numérique qui soutienne nos sociétés et nos économies. »