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“Ce qu’il nous restera, c’est l’intention”
Entrepreneur et pionnier de l’intelligence artificielle appliquée à la prise de décision, Rupert Schiessl, créateur de la société Verteego, revient sur son parcours, son engagement personnel et sa vision d’un futur façonné par les algorithmes.
July 3, 2025

De la simulation de la demande dans le retail à la détection précoce des crises d’épilepsie, il explore les promesses, les risques et les bouleversements profonds induits par l’IA, sans éluder la question de la responsabilité humaine ni celle des inégalités que ces technologies pourraient creuser.
Pouvez-vous nous retracer votre parcours et nous expliquer ce qui vous a amené, très tôt, à explorer le potentiel de l’intelligence artificielle ?
J’ai un parcours purement entrepreneurial. Cela fait à peine quelques mois que je travaille en tant que salarié, à la suite de la revente de Verteego, l’entreprise que j’ai créée, au groupe américain Bamboo Rose, en janvier dernier. Au fil de ma carrière, j’ai monté plusieurs entreprises, toutes actives dans le domaine du traitement des données. J’ai touché à divers domaines, comme le pilotage des émissions de CO 2 , la Business Intelligence ou encore la prédiction des prix de l’immobilier. À travers Verteego, la dernière société que j’ai développée puis revendue, nous avons eu l’idée d’utiliser l’intelligence artificielle pour améliorer la prise de décision dans le domaine du retail. L’objectif était d’offrir aux décideurs une meilleure visibilité sur l’avenir. À partir d’algorithmes, l’idée consistait à simuler la demande future, établir des prévisions robustes et les coupler avec des prises de décision automatisées.
Comment cela a-t-il été accueilli par le marché ?
Nous avons commencé en 2019. À cette époque, nous avons accompagné plusieurs clients dans la grande distribution ainsi que dans le secteur de la mode. L’activité s’est progressivement développée, notamment grâce au renforcement des solutions d’intelligence artificielle. La démarche s’inscrit pleinement dans ce que Gartner appelle aujourd’hui la Decision Intelligence, c’est-à-dire le soutien et l’automatisation de la prise de décision, notamment sur la base des prévisions futures de la demande. En 2025, Bamboo Rose, un éditeur actif depuis 25 ans dans le domaine du retail, connu pour ses solutions de Product Lifecycle Management, a commencé à s’intéresser à nous. Le rachat, opéré en janvier, vise à intégrer les technologies que nous avons développées dans leur offre.
À côté de cela, vous avez aussi lancé un projet plus personnel, avec Predilepsy, qui explore d’autres possibilités offertes par l’IA.
Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Effectivement. Je suis le père d’un garçon qui aura bientôt 13 ans et qui souffre d’épilepsie sévère. Il est régulièrement victime de crises, qui sont difficilement prévisibles. Il n’existe pas vraiment de méthodes permettant d’anticiper ces crises et de prévenir les patients et leur entourage. Comme j’ai très tôt travaillé dans le domaine de la prédiction algorithmique, j’ai décidé de développer une association dont le projet vise à analyser les signaux émis par le cerveau des patients afin d’anticiper les crises.
C’est une approche différente de l’IA…
Oui et non. Dans le domaine de la vente, on analyse divers signaux — liés notamment à la consommation — pour prévoir la demande et optimiser toute la chaîne de valeur. Avec Predilepsy, l’idée est d’analyser d’autres types de signaux, dans une optique de compréhension des éléments annonciateurs d’une crise, afin de pouvoir l’anticiper. La différence, c’est que nos cerveaux sont plus complexes. Mais ce projet de recherche, lancé il y a six ans, commence à produire de beaux résultats. Grâce à l’analyse de données recueillies par des capteurs extracrâniens, il est désormais possible d’anticiper les crises d’absence chez les enfants. D’autres capteurs, cette fois intracrâniens — directement greffés sur des groupes neuronaux — permettent de prédire d’autres formes d’épilepsie.
Vous analysez l’activité cérébrale dans une optique de prédiction…
Exactement. On analyse l’activité du cerveau depuis l’extérieur du crâne, ce qui permet d’obtenir des courbes, des séries temporelles. À partir de ces données, l’algorithme peut détecter certains patterns précurseurs de crises. Cela permet d’alerter le patient, voire d’agir sur
lui pour tenter de l’extraire d’une spirale susceptible de déclencher une crise d’épilepsie.
Lorsque l’analyse est effectuée directement au niveau du neurone, on n’obtient pas de courbes, mais des signaux électriques. D’autres types d’algorithmes peuvent alors être mobilisés pour analyser et interpréter ces signaux.
On constate que notre compréhension du cerveau reste limitée. Quel est l’apport de l’IA en la matière ?
On observe des avancées majeures dans le domaine de la neurochirurgie. Nos capacités sont aujourd’hui démultipliées, ce qui permet un meilleur accompagnement de certaines pathologies, comme Parkinson ou la sclérose en plaques.
Le développement des outils d’analyse offre des résultats spectaculaires, ainsi que la mise en œuvre de solutions impressionnantes. Grâce à des stimulateurs implantés localement, une personne qui ne pouvait plus marcher peut, en moins de deux semaines, retrouver la capacité de faire du vélo.
Tout cela grâce à l’IA ?
Cela dépend toujours de ce que l’on appelle l’IA. Mais oui, il s’agit bien d’algorithmes. Les choses évoluent très vite. Toutefois, dans le domaine médical, tout prend du temps. Avant de pouvoir placer des capteurs ou des stimulateurs sur une personne, de longues phases de recherche sont nécessaires.
Les solutions qui émergent aujourd’hui sont le fruit de travaux de recherche engagés il y a une dizaine d’années. Et les algorithmes sur lesquels nous travaillons actuellement donneront naissance à d’autres solutions, dans dix ans.
Quand avez-vous pris conscience du potentiel révolutionnaire de l’intelligence artificielle ?
En réalité, cela s’est fait de manière très pragmatique, dans le cadre de notre travail. Avec les premières entreprises que nous avions créées, nous travaillions sur les données de nos clients. Nous explorions les possibilités technologiques pour en extraire de la valeur.
Au départ, on parlait davantage de machine learning que d’intelligence artificielle. Mais peu à peu, nous avons vu émerger des algorithmes capables d’établir des prédictions. Nous avons pris conscience de ce potentiel et commencé à explorer les cas d’usage possibles. Cela
s’est fait progressivement, autour de cette ambition : automatiser et améliorer la prise de décision, et permettre à nos clients d’optimiser leur activité.
Un manque de connaissance peut conduire à de mauvais choix. Dans le retail, l’un des problèmes majeurs est lié au gaspillage, notamment lorsque les stocks ne correspondent pas à la demande. Pouvoir prédire les besoins permet donc de limiter les pertes. Mais cela évite
aussi de surstocker, d’optimiser les promotions… Cela répond à de vrais enjeux business, tout en ouvrant de nouvelles perspectives dans bien d’autres domaines.
Quel regard portez-vous sur l’engouement que suscite la technologie depuis deux ans ?
Les modèles d’intelligence artificielle existent depuis longtemps. Mais le grand public a véritablement pris conscience du potentiel de cette technologie avec l’émergence des agents d’intelligence artificielle générative, s’appuyant sur les grands modèles de langage.
La technologie était déjà là. Nous l’utilisions, par exemple, pour interpréter des libellés. Ce qui a changé, c’est son accessibilité : ces outils sont désormais ouverts au grand public. Cela a provoqué une véritable bascule. Chacun a pu interagir avec ces interfaces,
découvrir les capacités des agents. Cela bouleverse profondément notre manière de faire.
Comment décrire la rupture que cela a provoqué ?
Dans le monde du logiciel, on distingue généralement trois grandes couches : l’interface, la couche « logique » et la couche « données ». Jusqu’à présent, la valeur ajoutée des éditeurs se situait essentiellement au niveau de la couche logique, autrement dit dans leur capacité à traduire des processus en éléments de programmation. Ces éléments étaient préétablis pour répondre à un besoin bien qualifié.
Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle, cette couche est remise en question. On passe d’un système stable, statique, à une logique dynamique. L’IA, à partir d’un objectif et d’un contexte donné, est en mesure de trouver seule un chemin vers la solution. Elle met en
œuvre une approche logique qu’elle va renforcer et optimiser au fil du temps, en fonction des évolutions.
C’est là que se situe la véritable révolution…
Oui, cela fonctionne comme dans une entreprise. À partir d’objectifs stratégiques, en tenant compte des contraintes et des ressources disponibles, les équipes explorent les moyens d’atteindre les ambitions communes. Elles prennent des décisions, ajustent leur action. Avec l’IA, c’est un peu la même chose : on fixe le cadre, et l’on confie à la technologie le soin de répondre au mieux à l’objectif fixé.
Comment cela va-t-il affecter l’organisation du travail ?
Les outils à disposition évoluent désormais de manière dynamique. Pour un ensemble de fonctions — générer un PDF, envoyer un e-mail, interroger une base de données — les évolutions sont rapides. On va progressivement déléguer ces tâches à la machine, sans avoir besoin de la programmer en amont. C’est ce que j’entends lorsque je parle de la disparition de la couche logique.
Quant à l’interface, elle évolue elle aussi : la manière d’interagir avec la technologie change radicalement, avec l’émergence de nouvelles dynamiques conversationnelles ou contextuelles.
Présentés de cette manière, ces agents semblent capables de beaucoup. De quoi susciter l’enthousiasme… mais aussi certaines craintes.
Le fonctionnement de la technologie s’apparente de plus en plus à celui des organisations humaines : des agents IA, dotés de compétences spécifiques, interagissent entre eux et s’organisent pour atteindre un objectif.
Cependant, on constate que cela ne fonctionne pas bien sans une structuration préalable. Il faut définir clairement les règles, fournir suffisamment de contexte, établir une hiérarchie. C’est vrai pour les agents, comme pour les collaborateurs en entreprise.
Cela dit, on commence à voir apparaître des réseaux d’agents qui génèrent des résultats intéressants.
Autrement dit, si l’approche est bien structurée, ces agents peuvent agir de manière autonome, comme l’auraient fait des humains, voire mieux encore…
Oui, cela peut aller très loin. Beaucoup de travaux portent aujourd’hui sur l’élaboration de frameworks techniques et d’approches structurées.
On voit même émerger des agents capables de structurer ou d’autoconfigurer eux-mêmes des réseaux d’agents, ou de contribuer à améliorer collectivement la stratégie d’atteinte d’un objectif.
Il est tout à fait envisageable de recréer l’équivalent d’une entreprise humaine, mais composée uniquement d’agents IA.
Le champ des possibles est immense.
Tous les métiers dits « en col blanc », autrement dit ceux exercés derrière un écran, sont potentiellement concernés par cette transformation.
Cela dit, il reste encore difficile de mesurer l’impact réel de ces technologies. Le potentiel est énorme. Mais il faut aussi garder à l’esprit qu’il existe des limites.
Quelles sont les limites actuelles ?
Il y a d’abord des limites physiques. Le développement ne peut pas aller plus vite que le renforcement des capacités de calcul, lesquelles dépendent directement de la disponibilité de l’énergie et des puces informatiques. Et on voit bien que, sur ce plan, le marché est en train de se tendre.
Le deuxième enjeu concerne la donnée et sa propriété. À qui appartient-elle ? Dans quelles conditions peut-elle être exploitée ?
Sur ce point, le cadre est encore très flou. Quand on parle de développement, on évoque souvent les couches « logique » et « interface ». Mais le troisième pilier, fondamental, c’est la donnée : celle qui est disponible, celle que l’on crée. C’est elle qui alimente les solutions.
Or, on a vu des contenus protégés par des droits de propriété intellectuelle être utilisés, sans autorisation, pour entraîner des modèles. Les médias, les artistes, les auteurs sont aujourd’hui très préoccupés par cette situation. Autour de ces questions, c’est un peu le Far West. Que penser, par exemple, de Meta qui demande à ses utilisateurs de céder les droits sur les contenus qu’ils partagent, afin d’entraîner ses modèles ?
Lorsqu’on parle de données et d’IA, il faut aussi considérer la qualité de l’information. C’est un autre sujet clé…
Oui, tout à fait. Beaucoup d’entreprises disposent de grandes quantités de données. Mais celles qui sortiront du lot sont celles qui parviendront à structurer rapidement leur data et à la rendre agent-compatible. C’est précisément l’un des chantiers en cours chez Bamboo Rose.
Face à cette révolution annoncée et au potentiel que vous évoquez, comment devons-nous nous positionner en tant qu’êtres humains ?
Franchement, c’est très difficile à dire. C’est un sujet que j’aborde souvent avec mes enfants, quand on se demande ce qu’ils feront plus tard. Intuitivement, je leur dirais de s’orienter vers un métier manuel. Les robots mettront sans doute plus de temps à se généraliser dans ces domaines.
Au début de l’une de vos conférences, vous proposez une expérience au public : reconnaître, entre deux extraits de symphonie, celui qui a été écrit par Beethoven et celui composé par une IA à l’occasion du 250e anniversaire de sa naissance. L’IA serait donc aussi capable de créativité ?
Il y a deux choses à dire à ce sujet. D’abord, qu’on soit humain ou machine, la création ne vient jamais de nulle part. Pour nous, humains, elle naît de stimuli, d’expériences vécues, d’inspirations, de références, de sensations. Il nous faut une base de connaissances pour créer.
Si l’on vivait en permanence dans un espace noir, sans aucun contact avec le monde extérieur, serions-nous capables de créer quoi que ce soit ? Rien ne permet d’affirmer que l’IA ne pourrait pas nous dépasser en la matière. Elle peut ingérer plus d’informations que nous, calculer plus vite que nous, et envisager une multitude de scénarios.
Cela dit, la grande différence, c’est que l’IA n’a pas de conscience. Jusqu’à présent, personne n’a su modéliser un tel aspect à travers la technologie — et je pense que ce ne sera pas le cas avant longtemps.
Qu’est-ce que cela implique ?
La conscience est nécessaire pour entraîner une intention. Or, l’intention est déterminante dans le processus créatif, notamment dans une démarche artistique. Que ce soit avec ses mains ou en utilisant une IA, l’intention de créer viendra toujours de l’humain.
Autrement dit, il reviendra toujours à l’humain de fixer l’objectif ?
Oui. Même si l’on peut fixer des objectifs très larges. Un jour, peut- être, quelqu’un aura la mauvaise idée de confier à une machine la mission de détruire l’humanité. C’est possible. Mais ce ne sera pas la machine, seule, qui développera cette intention. Cela restera un programme, conçu par un humain.
Cela pose la question de la responsabilité vis-à-vis de l’utilisation de ces technologies…
J’ai récemment découvert un exemple qui illustre bien ce point. Dans les laboratoires pharmaceutiques, lors du développement de nouvelles molécules, l’objectif est généralement de maximiser l’efficacité tout en minimisant la toxicité. Pour cela, on utilise des
algorithmes.
Des chercheurs ont volontairement inversé ce rapport : ils ont demandé aux modèles de minimiser l’efficacité et de maximiser la toxicité. Résultat : la machine a généré des milliers de molécules hautement toxiques, potentiellement utilisables comme armes chimiques.
Avec l’IA, nous disposons d’outils capables du meilleur… comme du pire. Tout dépend de l’usage qui en est fait.
Quels sont les enjeux d’adaptation pour nous, en tant qu’humains ou organisations ?
Il faudra faire face aux limites évoquées, car elles seront sources de tensions, ne serait-ce que pour l’accès à l’énergie. Le développement de l’IA va impliquer une forte consommation de ressources, or celles-ci sont limitées.
De nombreuses questions juridiques se posent également, et devront trouver des réponses. Même les plus libéraux admettent aujourd’hui qu’un encadrement est nécessaire, pour garantir la protection des personnes et des acteurs économiques.
On peut légitimement se demander ce qui arrivera si, à terme, plus aucun humain ne crée ou ne valide les contenus.
Dans notre monde, l’accès au réel passe par l’humain. Et dans cette perspective, nous sommes — ou pourrions devenir — le bras armé de l’IA. Il est essentiel que nous n’en devenions pas les esclaves.
Nous devons rester aux commandes, en ayant conscience que, sans nous, l’IA n’a pas accès à la réalité.
Déjà aujourd’hui, une part importante des contenus sur Internet est générée par des intelligences artificielles, ce qui pose de réels risques : erreurs, altérations de la réalité, faux, biais… Autant d’enjeux que nous ne pouvons ignorer.
Cela implique-t-il de réglementer davantage ?
Oui, certainement. Il faut encadrer les usages, bien sûr, mais aussi s’interroger sur la manière de garantir la production d’un contenu de qualité, et sur les modalités de sa valorisation. Aujourd’hui, les créateurs ont peu d’incitations à nourrir la machine. Il y a un vrai
sujet autour de la reconnaissance et de la rétribution de la création.
Êtes-vous confiant dans notre capacité à ne pas nous laisser entraîner dans une position de soumission ?
L’enjeu, c’est de veiller à ce que ces outils restent à notre service — qu’ils nous permettent de grandir en tant qu’humains. L’intelligence artificielle n’est pas une technologie comme les autres. Ce n’est pas un simple GPS. Elle remet en question notre humanité, jusque
dans le processus créatif.
Ce qui nous restera, c’est l’intention. Et nous devons la préserver.
Il est essentiel de garder la maîtrise, de faire preuve de discernement. Pour cela, il faut comprendre ce à quoi l’on a affaire.
Pour répondre à votre question : oui, je suis structurellement optimiste. Mais mon inquiétude porte sur le fossé que cette technologie risque d’accentuer, entre ceux qui sauront la maîtriser et ceux qui s’en retrouveront dépendants.
Le fossé numérique, qui se creuse depuis 30 ans, pourrait encore s’élargir. Et cela pose un vrai défi de société.